LA PHILOSOPHIE VAUT-ELLE UNE MINUTE D’ATTENTION ?

Par Emmanuel AVONYO, op

(lacademos@gmail.com)

La philosophie est amour de la sagesse, réflexion critique et art de vivre. C’est une activité qui, par des discours et des raisonnements, libère des conditionnements et préjugés et procure la vie heureuse[1]. Cette définition laisse beaucoup indifférents eu égard aux multiples chefs d’accusation souvent dressés contre l’entreprise philosophique. Ils sont nombreux, ceux qui la qualifient encore de vaine logomachie, de pure élucubration, d’oiseuse occupation… Pendant que d’aucuns soutiennent que la raison ne fait que se perdre dans la contemplation fascinée d’elle-même, de ses limites et de ses scrupules, d’autres affirment que les philosophes se critiquent sans parvenir à une fin constructive. A la critique du sens commun et de tous ceux qui ne manifestent pas d’intérêt pour la philosophie, s’ajoute la critique des philosophes eux-mêmes. La maison de la philosophie semble ainsi divisée contre elle-même et promise à un avenir crépusculaire. Au moment de lancer un site de réflexion philosophique, la question peut encore se poser de savoir si l’on ne pourrait pas vaquer à quelque chose de plus utile. Face à ce scepticisme ambiant, le philosophe peut-il aider à dessiller les yeux de l’homme ordinaire et à convaincre les protagonistes de la critique ? Notre démarche philosophique à l’Academos peut-elle se prévaloir d’une légitimité ?

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On assimile souvent le philosophe au dément de Nietzsche[2], ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche les dieux ! Je cherche les dieux ! » Cette attitude déchaîna un énorme éclat de rire. Les philosophes sont la risée publique des sciences empiriques et du sens commun. Ne s’abîment-ils pas apparemment dans une course permanente sous un ciel sans soleil, à force d’allumer une torche en plein jour ? En gardant sa sérénité, le philosophe peut éclairer la lanterne sur le bien fondé de son entreprise. Mais lorsqu’il veut expliquer, seulement expliquer, sa démarche à l’homme du fond de la caverne, il se voit pris en étau entre deux formes de critiques que nous appellerons « la critique doxique » et « la critique savante ». La critique doxique est celle du sens commun, elle est faite par pur mimétisme ou par aversion réelle pour cette activité de l’esprit. Cette critique doxique renferme une autre forme de critique, la critique scientiste, celle qui ramène tout à une vision technicienne des choses. Quant à la critique savante, elle est celle des philosophes eux-mêmes. On dirait de façon pléonastique que c’est une philosophie critique de la philosophie. Avec la critique savante, l’harmonie de la symphonie philosophique paraît souffrir d’une dissonance intestine certaine. Si toutes ces critiques peuvent faire l’objet d’un examen philosophique, le philosophe ferait mieux de répondre d’abord à la critique de ses pairs avant de sensibiliser la masse.

Vladimir Jankélévitch aurait prononcé un jour ces mots très suggestifs : « Lisez Kant chaque matin et votre tension baissera, votre digestion sera améliorée. » Qui mieux que Jankélévitch doit savoir que Kant a beau être un encyclopédiste, ce ne sont pas des recettes de médecine qu’il dispense dans ses Critiques ? Si cette poignante ironie peut être inscrite à l’actif d’une bonne blague d’un philosophe de renom, l’on résiste difficilement à d’autres d’accusations plus acerbes : celle de Kant qui considère la métaphysique comme le terrain où les philosophes se livrent une bataille sans fin[3] ; celle de Marx qui affirme que les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde au lieu de le transformer ; celle de Nietzsche, l’un des chantres de la déconstruction de la pensée moderne, qui intitulait ainsi l’un de ses ouvrages : Le crépuscule des idoles : ou comment philosopher à coup de marteau ?[4] Nous connaissons tous la virulence de cette philosophie au marteau dont les coups continuent de s’abattre sans aménité sur la table des valeurs du christianisme. Mais pourrait-on pour autant soutenir que la philosophie est destructrice ?

Pour répondre à cette première objection qui relève, avouons-le, d’un malentendu philosophique, remarquons d’abord que c’est un truisme que la philosophie a du mal à réaliser l’accord des esprits compétents. Cette critique interne en est une belle illustration. La philosophie ne s’assigne pour objectif ni de réaliser l’accord des esprits sur une question, ni de se rallier des adeptes par sa fécondité matérielle ; cela est réservé aux sciences empiriques. Cependant, la philosophie a beau être essentiellement réflexive, cette réflexion n’est pas moins pratique dans la mesure où elle formule conceptuellement une sagesse qui favorise l’unité du penser et de l’agir. En effet, si les problèmes de la vie ne reçoivent souvent que des réponses incomplètes et provisoires, cela est lié à la nature même de la philosophie qui ne clôture jamais son discours, le philosophe s’efforçant de penser sa vie et de vivre sa pensée, sans cesser de panser sa pensée de la vie. De plus, le caractère réflexif et non dogmatique de la philosophie fait qu’elle est toujours en questionnement. La conscience philosophique se présente comme une conscience inquiète, sans cesse projetée vers de nouveaux horizons. Loin d’être autodestructrice, la critique philosophique est créatrice d’inspiration, elle ouvre des chantiers qui projettent les hommes vers les cimes de leur destinée : elle est destinale. La pensée est combat contre elle-même, écrivait Alain. C’est pour cela même que la critique est l’élément vitalisant de la réflexion philosophique. Ainsi, loin de dénuder la philosophie, la critique la revitalise en lui ouvrant de nouveaux chantiers d’investigation.

Pour le sens commun et la critique scientiste gouvernée par la raison technicienne éprise d’efficience immédiate, l’efficacité est un des critères de l’utilité. Selon cette considération, l’on peut être amené à conclure qu’il semble nécessaire de reconnaître en la philosophie une activité inutile, et à constater qu’il ne s’agit pas d’une activité efficace puisqu’elle semble vouée à ne jamais atteindre un but définitif. En effet, la philosophie, quoiqu’on dise, ne vise pas à un intérêt pratique assignable. Elle paraît sans loi ni lieu. Les plus hellènes d’entre nous la qualifieraient d’anarchique, car anarchos dit bien ce qui est privé de direction et d’orientation. D’où la thèse de l’inutilité de la philosophie.

Cette objection, tout aussi compréhensible que la première, appelle une réfutation philosophique. Au sens commun et à la raison scientiste, il restera à comprendre que la philosophie est sa propre fin et sa propre nécessité. La philosophie est pour elle-même. Pour paraphraser Kant, elle est une nécessité sans loi, une finalité sans fin, une satisfaction sans intérêt. La philosophie est peut-être anarchique dans le sens où elle n’a pas d’orientation prédéfinie. Mais à le savoir, elle n’est proprement plus anarchique. Car elle n’est pas dénuée de principe. Elle se veut une réflexion conceptuelle sur l’ensemble de notre vouloir, pouvoir et savoir. Dans son indigence matérielle, elle est riche du concept qu’elle désire. C’est dans le mouvement même du concept que la philosophie accomplit sa finalité. Aristote le soulignait en ces termes : « Nous n’avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger… Cette science est la seule de toutes les sciences qui soit libre, car elle est à elle-même sa propre fin. »[5] Il admettra facilement à la suite de Platon que la philosophie est tout au plus élévation de l’âme vers son accomplissement spirituel, vers le lieu originel qui l’a enfanté.

La finalité de la philosophie, c’est d’inscrire le temps de l’homme dans le temps de l’Etre. L’inscription spirituelle du temps de l’homme dans le temps de l’Absolu ne saurait recueillir la faveur de quiconque ne se soucie que de ses plats de lentilles. Il faut être philosophe pour comprendre ce que c’est que philosopher. Et la critique est toujours plus objective de l’intérieur. Le philosophe est égal à lui-même, parce qu’il ne se soumet à rien d’autre qu’à la raison. Pour cela, on peut le considérer à tort comme un marginal. L’homme qui vit au milieu de biens immortels a-t-il encore quelque chose de commun avec les mortels ?[6] Le cri d’angoisse du dément philosophe « Je cherche les dieux » n’est-il pas compréhensible ? Par conséquent, il paraît moins vrai, comme l’insinue Nietzsche, que la philosophie à coup de marteau détruise, parce que ce qu’elle construit n’apparaîtrait pas immédiatement aux yeux des hommes. Il n’est pas justifié non plus que la philosophie ne vaille pas une minute d’attention, et qu’elle soit inutile.

Il y a peut-être une seule réponse à faire aussi bien aux philodoxes qu’aux philologues qui qualifient le raisonnement philosophique d’activité superflue. L’utilité de la philosophie se trouve dans son inutilité même, en d’autres termes, l’inutilité de la pensée est l’avenir de la pensée. Une telle inutilité conduit la pensée devant la chose même. Comme l’écrivait Bertrand Russell « la valeur de la philosophie doit en réalité résider dans son caractère incertain même. »[7] La philosophie ne donne pas de réponses définitives mais suggère des possibilités. Elle accepte de risquer son pas dans le labyrinthe du poème commencé par les dieux. Ainsi, aussi bien la sarcastique métaphore du dément, que les coups de boutoirs philosophiques de Kant, Nietzsche et de Marx sont à considérer comme le nerf de la philosophie, le ferment de la pensée, la légitimation de la quête obstinée de sens. « Devant ces attaques, nous préférons le risque, écrivait Karl Jaspers, et nous voulons par la réflexion philosophique, rester ouverts aux chances et aux risques de notre condition »[8]. Grâce à la foi philosophique, celle de l’homme qui pense, aujourd’hui moins que jamais, la philosophie ne doit pas abdiquer. La contradiction, d’où qu’elle sourde, est un hommage à l’esprit philosophique.

Penser, disait Heidegger, c’est dire merci. Dire merci parce qu’il y a de l’être, parce qu’il y a la vie offerte gratuitement. Dire merci parce que la philosophia perennis irrigue de vie nos fibres spirituelles. Dire merci parce qu’il y a un héritage vital à transmettre dont nous sommes toujours déjà dépositaires. La philosophie, communication transculturelle et intemporelle du Logos grec, indou, bambara, du Logos universel tout court, n’est-elle pas le médiateur de la vie, l’interprète assermenté de la parole des dieux ? Aux détracteurs de la philosophie nous ferons encore cette réponse très humble : la philosophie est le sourire de l’esprit. La philosophie est le sourire d’action de grâce de la conscience. Encore faut-il que nos interlocuteurs outrés nous concèdent que l’humilité nesciente est le seul vœu du philosophe, vœu d’ascèse pour se mettre humblement à l’écoute de l’Etre par la voie de ses interprètes. C’est donc humblement que notre pensée enthousiaste, plein de l’Etre, sera un clin d’œil de l’esprit à nos professeurs qui ont su orienter vers le concept le désir de l’Idée qui sommeillait en nous.

Dans l’effort continuel de l’homme pour accomplir sa destination, la philosophie continuera de se décliner, et ce après le mémorable Spinoza, comme contentement de l’âme, c’est-à-dire contentement du vrai, heureux acquiescement à la vie de l’esprit, mieux, joyeux repos dans la vérité. Nos interlocuteurs ne feraient-ils pas mieux de nous rejoindre, afin de philosopher, eux aussi, pour de bon, et chercher la vie heureuse (Epicure), c’est-à-dire pour leur propre salut (Comte-Sponville) ? Ils gagneraient à nous rejoindre pour deux raisons. Premièrement, parce qu’il y a peut-être un plus grand intérêt et une plus grande pertinence à critiquer la philosophie de l’intérieur que de l’extérieur. N’est-ce pas pour cette raison que les détracteurs les plus pénétrants de la philosophie sont souvent de vrais philosophes ? Au lieu de nous diviser, la critique peut être le point de départ d’une pensée communautaire, le lieu de la redéfinition d’une orientation commune, de l’édification d’une société politique telle que le philosophe l’a pensée.

Deuxièmement, parce que le contentement de l’âme et le joyeux repos du philosophe visent le bonheur. L’acquisition de la démarche philosophique amène à s’affranchir de la tyrannie de l’habitude, à rejeter les préjugés, à pratiquer un doute libérateur, à vivre sa pensée, à parvenir à la vie la plus intelligente possible. Mais comme l’écrivait Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit, la conscience de soi (l’autoconscience) n’atteint sa satisfaction que dans une autre conscience de soi. C’est pourquoi le bonheur du philosophe n’est pas un bonheur solitaire. C’est un bonheur politique, le bonheur d’être avec. Paul Ricœur, l’un des plus grands philosophes de notre temps, met en lumière dans ses écrits la signification éthique du bonheur, de l’amitié et de la justice au cœur de l’agir humain. Ricœur définissait la visée éthique comme la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes[9]. Le bonheur du philosophe, c’est l’autre qui y contribue ou qui y fait obstacle. Et ce bonheur n’est sauf que dans la proximité de l’amitié et de la justice.  Pas de philosophie sans éthique, pourrait-on dire, car toute philosophie est un combat ; son arme, la raison ; ses ennemis, la bêtise, la sottise, le fanatisme, l’obscurantisme ; son objet, l’homme ; son but, le bonheur dans la vérité[10].

La philosophie, avons-nous dit, est sa propre fin, elle n’a pas de finalité extérieure. Elle est pourtant une praxis, une praxis non matérielle mais conceptuelle. Elle est une sagesse qui vise au bonheur par l’agir éthiqu, ordonnant la vie matérielle à un bonheur qui transcende toute facticité et toute matérialité. C’est pourquoi l’on parlerait sans se contredire de la philosophie du développement, de la philosophie morale, de l’art, de l’épistémologie… Dans ces conditions, mépriser la philosophie, c’est pour un navire naviguer sans boussole sur l’océan de la vie. C’est courir le risque de sombrer dans un précipice affreux. Si tant est que le rejet de la philosophie est mépris de soi et déperdition de l’âme, notre présence ici à l’Academos a-t-il d’autre but que de témoigner de la continuité de l’Histoire, des métamorphoses de la Raison, de l’incarnation du Vrai et du Bien, et de la pérennité de la spiritualité par le travail de la raison pensante, animatrice de l’enquête philosophique.

Ici, tout lecteur, lui aussi géomètre nous l’espérons, pourra juger sur pièces, pardon, sur concepts, de la pureté de notre secret dessein : sortir de la minorité et nous orienter dans la pensée selon le vœu de Kant. Notre but n’est pas de vénérer des idoles éternelles, de disserter élégamment à propos des œuvres encrassées et des idées séculaires les plus absconses mais de faire comprendre leur sens de vérité, et partant, de faire advenir notre propre destin à l’épiphanie du sens. Les livres ne nous servent qu’à quitter les livres[11]. La philosophie est pour cela même médiation et méditation médiate, périple ascétique de l’amoureux de la sagesse vers le havre métaphysique de son salut. Elle n’est pas jonglerie verbale, elle n’est ni un « jeu de puzzle » comme dirait Bergson, ni évasion creuse, ni perte de temps. Car, rien ne peut suppléer le vide de la pensée sinon la pensée elle-même. S’il est avéré que même la fugacité du temps laisse des traces d’éternité[12], nos balbutiements philosophiques dans la Forêt noire veulent aussi contribuer à la permanence du vrai et au remodelage du visage d’éternité du philosophe.


[1] André Comte-Sponville, Une éducation philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 117.

[2] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Edition Flammarion, 1992, p. 161.

[3] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 2004, p. 5.

[4] Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles,  Gallimard, Collection Folio, 1988.

[5] Aristote, Métaphysique, A, 2, 982 b 10.

[6] Epicure, Lettre à Ménécée

[7] Bertrand Russel, Problèmes de philosophie, Payot, 1968, p. 182.

[8] Karl Jaspers, La foi philosophique, Paris, Plon, 1953, p. 5.

[9] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 202.

[10] André-Comte Sponville, Présentations de la philosophie, Albin Michel, 2000, pp. 14-15.

[11] André Comte-Sponville, Une éducation philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 46.

[12] Jean Granier, Art et Vérité,  Paris, Cerf, 1997, p. 14.

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One response to this post.

  1. La philosophie nous renvoi a rien au contraire elle nous eloingne de DIEU

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