« Lettre à un ami à l’occasion de son anniversaire de naissance.
Très cher Emmanuel, je voudrais en ce jour qui est pour toi un jour solennel, t’adresser une lettre d’ami. T’adresser une lettre d’ami c’est te parler en ami. Qu’est-ce en effet qu’être ami ? L’amitié en un premier sens est le propre des êtres fragiles qui dans leur fragilité ne peuvent pas se suffire à eux-mêmes. Par conséquent ils ont besoin d’un autre qu’eux-mêmes dont tout le rôle est de leur procurer ce qu’ils ne peuvent pas se procurer eux-mêmes.
L’amitié en ce sens n’a pour contenu qu’une vie de profit, de plaisir. Les relations amicales ne sont que celles d’affaires et de plaisir. Ce premier sens de l’amitié traduit en son fond le plus intime l’idée selon laquelle l’amitié serait liée aux biens extérieurs et matériels. L’amitié devient alors une relation teintée d’intérêt et de profit. Le commun des mortels a coutume de dire qu’aux âmes bien nées point d’amitié. Les relations amicales seraient réservées seulement à ceux qui sont pauvres, à ceux qui sont en manque de quelque chose. Si l’amitié n’a pour finalité qu’une vie intéressée, ne faudrait-il pas préférer la solitude à la relation ? Pourquoi alors être ami ?
L’expérience de la vie nous montre que la vie solitaire serait chose impossible. Je ne peux éthiquement exister que si peut exister un autre posé hors de moi. Cette idée fait appel à la relation à autrui. Etre une personne, c’est avoir une existence capable de se détacher d’elle-même, de se déposséder, de se décentrer pour devenir disponible à autrui. L’ascèse de la dépossession est l’ascèse de la vie personnelle ; ne libère les autres ou le monde que celui qui s’est d’abord libéré lui-même. C’est ainsi que nous devrions lutter contre l’égocentrisme, le narcissisme et l’individualisme. Qu’en est-il de l’égocentrique, de l’individualiste auxquels le commun de mortels ne cesse d’y identifier le philosophe ? Le philosophe est-il un homme solitaire ?
Je pense que la solitude du philosophe a une familiarité avec l’indépendance ; l’indépendance comme autonomie, comme liberté. L’indépendance apparaît comme une des premières exigences du bonheur. Elle ne l’est en effet que lorsque l’homme atteint à sa vie la plus haute, la vie de l’esprit. L’homme est ainsi indépendant quand il trouve en lui-même tout ce qui est nécessaire à son bonheur. Or, c’est un fait que la vie de l’esprit n’a qu’à peine besoin du secours des biens extérieurs, ou tout au moins qu’elle en a moins besoin que de l’exercice d’une vie spirituelle et vertueuse.
La solitude du philosophe n’est en effet qu’une des formes que confère à l’homme la vie de l’esprit. En un sens, la vie de l’esprit isole : elle rend inutiles à peu près toutes les relations légères qui d’ordinaire rapprochent les hommes. Une opinion répandue affirme que l’homme heureux n’a pas besoin d’amis, car comme disent les poètes « quand la chance nous sourit à quoi bon des amis ? ». Je pense que nous n’avons aucune peine à faire notre la part de vérité que contient cette opinion, et il est alors hors de doute que le « bienheureux » auxquels nous pensons, c’est le philosophe ; c’est le philosophe en effet qui seul peut se passer de tout « ami » dont on attend que profit ou plaisir. Les relations d’affaires et de plaisir, ce sont les seules relations que connaissent la masse des hommes et ce sont elles, qu’elle (la masse des hommes) décore du nom d’amitié. Parce qu’il se passe de ces relations-là, le philosophe fait figure aux yeux de la masse, des sans amis, de solitaire.
Mais la vie de l’esprit ne l’isole que de la masse, elle ne le prive que de ces relations vulgaires qui ne méritent le non de vie commune que chez les êtres inférieurs. Vivre en commun, c’est pour le philosophe communier dans une même pensée, et cette communion de l’esprit, qui est l’amitié vraie, seul la connait le philosophe. Seul, contrairement aux apparences, il échappe à la vraie solitude, celle qui se cache au sein de la foule. Pour le philosophe, l’amitié favorise la contemplation. L’amitié philosophique préside à l’ascension de l’homme vers les lieux supérieurs de l’âme. Si nous sommes ou que nous nous appelons amis, c’est pour la simple raison que nous habitons ensemble dans l’éthos, dans la demeure des dieux ; nous sommes amis du fait que nous appartenons à l’Etre et que nous séjournons dans sa proximité.
Alors célébrer un anniversaire c’est aussi se rappeler les beaux moments que nous avons passés ensemble en amis dans la délectation de la pensée. Etre ami c’est penser à son ami. A la place de nos souhaits quotidiens du « joyeux anniversaire », je voudrais par la présente lettre resserrer nos liens amicaux par une autre voix que celle d’ordinaire. Nous sommes amis et notre amitié doit nous aider à penser. Une nouvelle page de la vie t’est ouverte, rendons grâce à Dieu, car c’est Lui le Maître de la vie. La vie t’est donnée comme grâce, le seul hommage que tu peux rendre à Dieu c’est de toujours tenir ta promesse, notre promesse, c’est de lui rester attentif, c’est de lui dire merci parce qu’il ne cesse de nous donner la matière à penser.
Amitié distinguée »
Fr. Mervy-Monsoleil AMADI, op.
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Posted by SOPHIE on 2 novembre 2009 at 17:24
Chers amis
Que pourrai je dire? Sinon ma stupéfaction et mon émerveillement à la lecture de la lettre de ton ami et de ta réponse. Vous êtes vraiment des têtes pensantes. Je vous admire. Dans mon incapacité d’essayer même d’écrire un seul mot philosophique, je ne peux qu’être fière de vous.
SOPHIE
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Posted by Emmanuel on 2 novembre 2009 at 20:56
Merci Sophie pour ton gentil mot à notre endroit. Ce ne sont que des riens philosophiques entre amis. Merci de nous rejoindre pour cette marche.
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Posted by TANTE LEONIE on 31 janvier 2010 at 13:26
Bonjour Sophie et merci ! Je co-signe avec votre permission votre missive, parce ce que c’est ainsi que je ressens exactement… Il faudrait s’appliquer, mais « penser, c’est dire merci ! » je le comprends très bien… mais ne saurais apporter des arguments étayés. Continuons à apprendre avec l’aide de nos amis et réjouissons-nous !
Longue route à L’ACADEMOS !
Tante Léonie -
Posted by L’Academie de Philosophie on 31 janvier 2010 at 14:27
Tante Léonie,
Votre signature est autant précieuse que votre souhait de longue route à L’ACADEMOS. Notre existence amicale n’atteint son utilité finale que si nous prenons conscience de notre condition itinérante. Sur ce chemin de notre accomplissement par la pensée, notre œuvre n’est qu’une suite de médiations et d’hommages à la tradition philosophique à laquelle nous sommes assez redevables. Il n’y a de pensée qu’au niveau du NOUS, de l’amitié avec les autres. Penser c’est engager intimement son âme dans une expérience de communion gratifiante et reconnaissante avec et pour les autres. Jean-Luc Marion disait dans le discours de sa réception à l’académie française que « nous parlons pour la reconnaissance avant de parler pour la connaissance ». Or, parler, c’est penser deux fois : par l’esprit et par le langage. Ainsi, penser c’est venir déposer sa chandelle sur le parvis de la philosophia perennis tout en avouant sa dette vis-à-vis des autres. Merci donc pour cette marque d’amitié dans le penser.
Emmanuel
Très cher Mervy-Monsoleil, ami de la Vérité !
Il est agréable de lire un ami le jour de son anniversaire. Mais il est davantage heureux d’être à l’écoute d’un ami philosophe. Les liens qui nous ligaturent étant ceux de l’amitié et de la vérité, le dernier cité étant le premier dans l’ordre des préférences philosophiques, il est important de se laisser rappeler au sens vrai de l’amicalité philosophique. L’amitié est la médiation de l’être. Elle fait être l’homme en lui faisant prendre conscience de soi comme un autre. Elle socialise l’homme et le finalise. L’amitié des philosophes est une compagnie de borgnes. Tu écrivais dans l’une de tes commentaires aux pensées du jour de la semaine écoulée que le philosophe est un ignorant insatisfait (conscience malheureuse de Hegel ?) et que c’est ce qui le distinguait du commun des mortels (fixés au perchoir de la courte vue).
En effet, ce qui nous unit, toi et moi, c’est certes l’amitié, mais l’amitié dans la vérité comme dirait Aristote à Platon. Que la vérité soit notre lanterne, cela est symbolique de la hauteur de vue que nous avons de l’abîme qui nous sépare du vrai. La phronésis grecque nous recommande de vivre lucidement parmi les hommes. Lorsque nos chemins se sont croisés, nous avons fait le pari du chemin le plus inutile qu’est celui de la philosophie. Les chemins qui ne mènent nulle part n’ont pas cessé d’être des chemins. Ils ne mènent nulle part parce que ce sont des voies royales qui relèvent, comme tu dis, de l’économie du don. Ce privilège aristocratique nous contente et nous donne la force de co-habiter éthiquement, dans la demeure des dieux, comme des pèlerins du sens jetés dans la contingence de l’histoire.
Notre amitié philosophique dans la vérité se fait histoire lorsqu’une bougie soufflée vient rappeler à l’un d’entre nous que nous sommes les servants de notre origine. Les quêteurs du sens que nous voulons être avons la noble mission de l’action féconde sur les terres arides et désolées où nos concitoyens se dérobent en se demandant si nous ne pouvions pas vaquer à quelque chose de plus utile. Qu’est-ce que l’utile ? Je t’invite, frère dans le savoir, à poursuivre d’une âme égale cette quête dont l’incommensurable bienfait ne cesse de se manifester à nos yeux.
L’amitié, disais-je, est la médiation de l’être. C’est la médiation qui humanise l’homme en lui conférant une existence politique et éthique. L’amitié médiatise l’homme car elle lui assigne le double devoir de l’hominisation et de l’humanisation. Ce passage de l’homme biologique à l’homme social fait que l’amitié est une activité éthique, concrète, effective, selon l’ordre notre Père Aristote. C’est une praxis interpersonnelle qui rappelle la place de l’autre sur le trajet qui nous mène à l’effectuation. L’estime de soi amicale n’a de sens que dans la sollicitude et la responsabilité pour l’autre.Une question me taraude cependant l’esprit. L’ami est-il une fin morale ? ou pure médiation ?
Pour faire court, je répondrai comme au cours de sophistique : les deux à la fois. Réponse moins naïve que tu ne le penses. En t’aimant pour ce que tu es, j’espère (sans espérance) réaliser ce que je suis. C’est pour honorer cette relation dialogale que je me fais l’amical devoir de te répondre en un style combien en deçà de tes attentes. Un simple merci aurait plus de valeur que ce lyrisme qui ne ferait que donner raison à certains. Malgré tout, assumons tout, estimons-nous philosophes pour être capables d’être les hérauts de cette voie méconnue, la voie caverneuse de l’Etre. Penser, c’est dire merci. Dire merci, c’est être au rendez-vous de l’ethos. C’est toi qui as raison !
Frère Emmanuel