Emmanuel Sena AVONYO, op
Ce travail de recherche a été effectué le 05 février 2008. Il a été noté 15/20 par le Père Raphaël Tossou chargé du cours de théodicée en Philo II, UCAO-UUA. C’est un travail que je pourrais orienter autrement aujourd’hui, s’il était à refaire. Le professeur a déploré la longueur du texte et la difficulté d’articulation entre les parties de l’analyse. Ce qui est dommage pour une devoir de philosophie. Que cet exemple soit pour vous une source à consulter en vue de mieux faire. Vous aussi, faites-nous parvenir vos copies de devoir afin de faciliter le travail de vos jeunes frères.
INTRODUCTION
Traversant les portiques de l’Agora, Paul et les philosophes se dirigent vers l’Aréopage. Ce lieu, comme son nom l’indique en grec, est la colline de l’Arès dédiée au dieu de la guerre. En cet éminent lieu siégeaient des personnes savantes, membres de la cour criminelle d’Athènes aux côtés des déesses de la vengeance. C’est sur cet éperon rocheux, que selon la tradition, Paul est monté pour s’adresser aux Athéniens qui se pressaient autour de lui, curieux sans doute de comprendre la nouvelle doctrine dont il se faisait le héraut. Il va parler aux plus instruits des Grecs : les philosophes. Ce discours de saint Paul à l’Aréopage est rapporté dans le Livre des Actes des Apôtres 17, 22-34. Ce texte présente le Dieu de Jésus-Christ comme un Dieu personnel, unique et créateur de tout ce qui existe ; il vise à ouvrir les Athéniens à la vraie transcendance, à une métaphysique de Dieu débarrassée des scories de l’idolâtrie et des étroitesses d’une vision purement cosmologique de Dieu. Le texte peut être décomposé en deux parties essentielles : la première s’étend des versets 22e aux 28e et la seconde, des versets 29e aux 34e. Ces parties correspondent successivement à la présentation du Dieu créateur par Paul et à l’exhortation de Paul sur le salut en Jésus. A peine Paul eut-il achevé l’exposé de son exhortation que les Athéniens se mirent à ironiser sur l’aspect de son intervention touchant à la résurrection des morts. Comment peut-on comprendre ce discours de Paul ? Quels sont les fondements philosophiques des affirmations de Paul sur Dieu ?
Paul prend hardiment position en faveur d’un Dieu transcendant, cause créatrice et principe moteur de l’univers. En cela son argumentation rappelle celle de saint Thomas sur l’existence de Dieu. Saint Thomas, à partir d’un principe causal, découle cinq arguments différents qui permettent de s’élever rationnellement à la connaissance de Dieu. Saint Paul et saint Thomas présentent le Dieu transcendant comme origine ontologique et source créatrice de tout être. Il n’est rien qui n’émane de cette source créatrice qui seule peut satisfaire complètement la soif de l’homme. Ces deux voies d’accès à Dieu se ressemblent en ce qu’elles offrent une réflexion métaphysique sur l’existence de Dieu. Elles sont tout deux des jalons éclairants sur la voie de cette recherche. Après avoir essayé d’entrer dans l’intelligence de ce discours de Paul, nous examinerons sa portée. Nous en établirons le lien avec les preuves de Dieu chez Saint Thomas. C’est sur le rapport philosophique qui existe entre ces deux « arguments » ontologiques que s’achèvera notre réflexion.
&
& &
« Athéniens, vous êtes à tous égards, je le vois, les plus religieux des hommes », c’est ainsi que Paul commence son discours. En parcourant la ville d’Athènes, il a été impressionné par les monuments sacrés et les autels érigés le long des rues. Et en s’adressant aux Athéniens sur ce ton, Paul ne voulait nullement montrer quelque exubérance, du fait qu’il se trouverait en face des hommes pétris de foi. Les temples païens ne sauraient « héberger » le Dieu infini de Paul. Paul considérait néanmoins cette situation comme un point de départ intéressant. Car Dieu était implicitement présent dans leur imaginaire religieux. Etre religieux, c’est d’abord être relié à un être transcendant. En cela le caractère religieux des Athéniens était évident et pouvait intéresser Paul. Remarquons déjà que c’est un caractère religieux à la limite de la superstition parce que leur objet de dévotion était représenté de façon multiforme par des monuments sacrés, et ainsi, « faits de mains d’hommes », par des êtres créés, des êtres finis. Bien plus, ce ciel très religieux était peuplé de dieux tutélaires auxquels les Athéniens rendaient des cultes populaires.
C’est dans ce contexte de pluralisme religieux et d’idolâtrie qu’il était inscrit sur un autel « Au dieu inconnu ». Nouvelle imposture qui n’a pas laissé Paul indifférent. Paul ne fit ni mélange ni confusion. Il ne leur dit pas que l’Adonaï des Juifs est le Zeus des Grecs, ni que Jésus serait le messager divin Hermès. L’inscription a retenu l’attention de Paul parce qu’il avait justement pour mission de leur « révéler » ce Dieu inconnu. Disons plutôt que Paul devait amener les Athéniens à un autre niveau de connaissance du Dieu « inconnu ». Il est inconnaissable malgré tous les efforts humains. Fait contradictoire, les Athéniens s’ingéniaient de représenter une divinité qu’ils disent pourtant inconnue.
Si Dieu ne pouvait pas faire l’objet d’une connaissance sensible, il ne pouvait pas l’être non plus totalement d’une connaissance purement intellectuelle parce que Dieu ne s’enferme pas dans les catégories humaines. L’inscription « au dieu inconnu » retrouve ainsi tout son sens dans la pensée de Paul. Ce qui lui importe finalement, c’est le « Dieu » inconnu et les moyens de sa connaissance. En vérité, les Grecs avaient tant de dieux qu’ils en oubliaient un, le vrai Dieu, car le « dieu inconnu » des Athéniens ne pouvait renvoyer, une fois de plus, qu’à une production de leur imagination païenne. N’avaient-ils pas fait allégeance à un dieu inconnu, tenu à grande distance, que pour ne pas se soumettre aux exigences radicales d’un Dieu personnel ?
En tout cas, loin de faire référence au Dieu suprême de Paul, cette inscription pouvait tout au plus évoquer un Etre invisible, une divinité diffuse, l’âme du monde, un dieu dont l’immanence les limitait à une recherche par la raison sensible. Par ailleurs, les Athéniens ne se rendaient pas compte que le concept du « dieu inconnu » ne pouvait pas épuiser la divinité de Dieu. Ils savaient moins encore que Dieu ne se réduit pas à des représentations aussi simples que vides de contenu, que Dieu est transcendant, qu’il échappe métaphysiquement aux nécessités de l’ordre cosmique qu’il a conçu et créé. Les statues qui couraient les rues d’Athènes n’étaient pas des figures archétypiques de Dieu, mais ses représentations dégradées. La totalité infinie de Dieu transcendait infiniment les vils objets de culte par lesquels se fourvoyaient de naïfs Athéniens. Il n’en fallait pas plus pour « choquer » Paul. Paul voulait pour cela sortir ce Dieu de l’anonymat, le révéler et faire comprendre son rapport avec des êtres créés.
La philosophie grecque situait Dieu aux antipodes de la vision de Paul, vision selon laquelle le Dieu créateur a la primauté sur toute la création. Les philosophes grecs ignorent tout de l’idée hébraïque de création[1]. Pour eux, l’univers est divin et éternel. Il n’a ni commencement ni fin, il est cyclique, les saisons reviennent, et comme elles, les phases de l’Univers se répètent indéfiniment. Chez les Grecs, notamment dans la doctrine du Timée, rien n’est transcendant à l’ordre cosmique. L’ordre et l’ordonnateur ne font qu’un. En d’autres termes, l’auteur de l’ordre, c’est la raison universelle, l’âme du monde. Avec Paul, il n’en est pas ainsi : Dieu échappe au principe de l’ordre que lui-même a instauré.
« Ce que vous adorez sans le connaître, renchérit Paul, je viens vous l’annoncer ». Attitude très pédagogique de la part de saint Paul. Sans offusquer leurs susceptibilités, il flatte l’ignorance des Athéniens tout en les maintenant dans une position d’écoute attentive. Les Athéniens étaient des idolâtres, leur acte d’adoration s’adressait à des dieux humains que Paul entreprend de dépasser pour élever leur niveau de connaissance et les ouvrir à la vraie transcendance. Les philosophies épicurienne et stoïcienne atteignent là leurs limites, elles n’élèvent pas les âmes au vrai Dieu. La substance de ces philosophies ne constituait qu’une alternative illusoire à une relation personnelle avec le Dieu transcendant, « le créateur du ciel et de la terre » qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve mais qui ne saurait « habiter des temples faits de mains d’hommes ».
Nous voyons que selon l’approche de Paul, Dieu est le principe de tout, la Cause de toutes les causes, la cause de tout ce qui est, aussi bien des êtres connaissables que des êtres invisibles. Il est l’ordonnateur du monde, l’origine de tout existant, celui par qui tout existe, l’Absolu inconditionné qui existe par soi. Il est par conséquent le Seigneur d’Athènes également. « Il n’est pas servi par des mains humaines, comme s’il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous le souffle et toutes choses.» Paul avance une vérité qui surpasse visiblement la sagesse athénienne et sa religion. Il fustige habillement l’idolâtrie aveugle des habitants d’Athènes ; ils se sont fait des dieux de substitution qui n’ont de réalité d’être que sensible et se sont détournés de l’Essentiel. Le Dieu de Paul est l’Etre absolu, il n’est pas enfermé dans les représentations artistiques des Grecs.
« D’un principe unique, il a fait tout le genre humain pour qu’il habite sur toute la terre, il a fixé des temps déterminés et les limites de l’habitat des hommes ». Toute l’espèce humaine procède d’un seul être, d’un seul principe, d’un seul archè, selon Paul. Un principe unique, un modèle humain unique est à l’origine de l’existence à tous les hommes. L’élément originel unique souligne la toute puissance de Dieu et l’ordre imprimé par lui aux créatures humaines. Le créateur établit l’homme sur la terre, définit les saisons, il assigne un but à l’homme dans l’espace et le temps. En termes aristotélico thomistes, l’on dira que Dieu a finalisé le monde. Il a tout fait selon un ordre, une intelligence préside à l’ordre des choses.
La représentation du monde par la foi chrétienne présente l’homme jouissant d’un statut privilégié dans l’ordre des existants. La foi situe le monde sous le règne de la providence. Dieu a fixé le cadre de toute existence. Ainsi l’homme n’est pas son propre auteur. Les prouesses techniques et architecturales de l’homme ne sont en effet que des réalisations secondaires, qui servent à transformer le monde, à en garantir l’équilibre, la stabilité et l’ordre nécessaire à la vie terrestre.
Si Dieu a tout finalisé, « c’est afin que les hommes cherchent la divinité pour l’atteindre, si possible, à tâtons.» Paul prend soin de rappeler que Dieu ne dispense pas les Athéniens de l’adorer. Sa toute puissance doit le faire rechercher des hommes. Dieu doit être leur première aspiration et leur objet d’adoration, l’objet de toutes leurs quêtes spirituelles. Notons que le Dieu de Jésus-Christ, que Paul tente de révéler aux Athéniens rassemblés autour de lui à l’Aréopage, est en quelque sorte présent dans leur recherche d’Absolu en son principe. Mais ils ne l’atteindront que difficilement, « si possible », « à tâtons ». La recherche des Athéniens était insuffisante et rudimentaire[2]. Dieu est à rechercher avec plus d’ardeur, avec toute l’intelligence humaine. Paul décrit l’être humain comme aspirant à l’Absolu pour trouver le sens de la vie. Paul décrit aussi ce Dieu inconnu comme le Créateur universel, qui donne sens à la vie et dont le culte est spirituel.
Au fond, c’est un Dieu unique, le véritable Dieu, qui a mis au cœur de l’homme de le chercher. L’entendement humain étant marqué par la finitude, la recherche humaine de Dieu se fait par tâtonnements. Paul montre bien que « Dieu n’est pas loin des hommes » il est proche mais matériellement insaisissable, il se manifeste mais reste inconnaissable, impossible à imaginer ou à fixer dans des statues ou à enfermer dans des idéologies. Dire que les hommes sont de « la race de Dieu » en tant que créatures, c’est affirmer qu’ils sont à l’image de Dieu. Ils sont par participation ce que Dieu est par nature. L’homme en tant qu’esprit incarné, participe de l’Esprit de Dieu. Les êtres finis sont crées selon la ressemblance de l’Etre infini. Leur être est l’émanation de l’Etre suprême.
Si les hommes se sont vus assigner des limites, cela ne peut que répondre qu’au souci de Dieu de les « orienter » dans leur recherche de la vérité. De Dieu, les hommes ont « la vie, le mouvement et l’être.» De Dieu, l’homme tient l’existence et la croissance, sa mobilité et son humanité. Dieu est source vitale et ontologique, Dieu est puissance motrice : théologie naturelle paulinienne audacieuse aux yeux de tout Grec, mais elle était aussi réaliste à y regarder de près. Elle ressemble bien à ce que les philosophes ultérieurs reprendront dans leur preuve de Dieu, c’est l’exemple de la chaîne causale chez Thomas d’Aquin.
Ainsi donc, selon saint Paul, le Dieu transcendant, force motrice de l’univers n’est pas réductible à de l’or, à de l’argent, ou à de la pierre, sculptés par l’art et l’industrie de l’homme. Les Grecs ne sont donc pas faits pour révérer des êtres finis, des choses sans mouvement et donc sans âme, comme l’argent, les pierres et les créations de l’homme. Cette façon d’adorer relève de l’ignorance mais Dieu n’en tient pas rigueur : « Dieu a fermé les yeux sur les temps de l’ignorance » La bonté et la sagesse de Dieu sont infinies. Dieu ne demande qu’un simple repentir comme acte de reconnaissance de notre finitude, d’abandon des sentiers battus de l’ignorance et de l’idolâtrie.
En outre, « Dieu a fixé un jour pour juger l’univers avec justice par un homme qu’il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts.» Cette phrase est un condensé de l’économie du salut dans la doctrine chrétienne. A travers le Christ que saint Paul ne nomme pas ici, Dieu fait passer les hommes de la mort à la vie, c’est lui l’homme qui rendra justice. Cet homme garantit la destinée spirituelle finale de l’homme par son passage de la mort à la vie. La promesse eschatologique de justice s’accomplit dans la résurrection. D’un point de vue philosophique, la notion de justice chez les Grecs ne renvoyait pas à l’eschatologie mais à l’ordre proportionné qui règne dans la nature. La justice, synonyme d’harmonie, était immanente à la nature. Ainsi, sur la notion de résurrection, Paul n’a pas réussi à convaincre les Athéniens. Ce fut le point le plus polémique de son discours. Le mot « Résurrection », c’est-à-dire « anastasis »[3], est un nom du vocabulaire classique grec. « Anastasis » signifiait littéralement se lever après avoir dormi ou connu une chute. L’idée de résurrection corporelle était donc absurde pour un disciple du Jardin ou du Portique. Elle jetait une douche froide à des gens qui mettaient toutes leurs forces à se libérer des contraintes du corps. Les Grecs n’ont jamais cru à la résurrection des morts. Ils n’acceptent qu’une immortalité spirituelle. La résurrection, telle que ces philosophes l’entendaient, était bien quelque chose d’inconcevable pour l’intelligence. Bien plus, croire que Dieu révèle l’infini secret de son être dans le silence de la mort et de la résurrection était un redoutable défi pour l’imaginaire grec[4]. En dépit de l’emploi par Paul du vocabulaire des sages grecs pour l’annonce de la bonne nouvelle, cette dernière n’était rien d’autre qu’une stupidité de plus aux yeux des Athéniens. Paul a néanmoins réussi à déstabiliser, mieux, à redresser leur image de Dieu, eux qui s’égaraient dans une piété idolâtre.
Paul restait persuadé que sa présence offrait aux Athéniens une occasion nulle autre pareille. Car, pour Paul, au jour du jugement, Dieu fera parler sa justice à travers la personne du Christ qu’il a ressuscité d’entre les morts. Les Athéniens restaient bien indifférents à cette idée du juge eschatologique. Ils écoutaient Paul en dilettantes car sa doctrine n’était qu’une illusion pieuse, une « sagesse » de plus.
DOIT-ON PARLER D’ECHEC DE PAUL À ATHENES ?
Les Grecs étaient déboussolés lorsque Paul se mit à leur parler d’un Dieu Unique et créateur de l’univers et de tous les êtres qui s’y trouvent ; l’idée même de création leur était tellement étrangère qu’elle en était absurde. Les philosophes grecs pensaient que l’homme et le monde étaient de toute éternité ?[5] En tout cas, la divinisation par les Grecs des créatures et de la nature était loin d’être la manifestation d’une foi en un créateur divin. De même, cela n’avait aucun sens pour eux de parler du jugement des hommes par un juge institué par le créateur et encore moins de recevoir l’idée d’une éventuelle résurrection. La justice pour les Grecs, la dikê, était immanente, elle était aux antipodes de celle que Paul annonçait.
Lorsque Paul parle de résurrection, il provoque en plus de l’incompréhension, un immense éclat de rire. Il y a là un malentendu profond entre Paul et les philosophes. Paul reprend une critique très ancienne, qui remonte aux psaumes, la critique des religions païennes. Dieu n’habite pas dans des temples faits de mains d’homme. Il ne doit rien aux hommes, il n’a besoin de rien et ne peut pas être identifié à des statues de pierre ou de métal. Cela n’avait aucun sens pour des philosophes qui enseignaient depuis des siècles que l’univers est divin, incréé, sans évolution, anhistorique et toujours identique à lui-même.
Dans le passé, de mémoire d’homme, nul ne s’est relevé d’entre les morts et donc dans l’avenir, c’est impossible puisque l’avenir est identique au passé. Les philosophes considéraient que la nouveauté était impossible. Le temps n’était pas limité, il était cyclique ; il y avait continuité sans discontinuité et sans possibilité de nouveauté. C’est l’anhistoricité du monde grec qui fera dire à Jean Marc Ferry que « le cosmos est ce monde sans histoire où les Grecs logèrent leurs dieux »[6]. Paul qui leur parlait d’un Dieu transcendant avait pris un grand risque.
Paul a osé remettre en cause fondamentalement les limites rassurantes de la pensée religieuse grecque. Mais il n’a pas mis longtemps à comprendre que son discours n’a pas passé la rampe. Athéna, déesse de la raison, était le symbole de la sagesse humaine. Apollon, le plus beau de tous les dieux, symbolisait la glorification du corps sous son apparence la plus belle. Paul croyait pouvoir proposer à ses auditeurs de chercher la vérité loin des satisfactions humaines, bien au-delà des limites de la vie terrestre. Il a imaginé qu’il pouvait, avec succès, parler de résurrection des morts à ces hommes qui, depuis des siècles, ne croyaient qu’à l’adulation des corps. Il a voulu opposer Jésus ressuscité aux personnages mythologiques, humains, trop humains, du panthéon hellénique : Zeus, Déméter, Eros, Aphrodite, Ephaistos, Artémis, Corydon. Il a cru que les Athéniens allaient, à son appel, tourner le dos aux vaines incarnations de leurs croyances séculaires, et plus encore, aux idoles de leurs amours, aux divinités cosmiques de leurs désirs et fantasmes. Quelle illusion, sinon quelle cruelle désillusion !
Une occasion manquée des deux côtés. La rencontre entre les deux traditions religieuses, entre Athènes et Jérusalem, sera pour plus tard. Paul est renvoyé au fond de sa synagogue, à ses débats sans fin avec les maîtres juifs. Et il n’y aura pas d’Église à Athènes de façon anticipée. Les grecs continueront à ressasser les vieilles gloires de la philosophie et à sombrer dans la vaine élucidation des mystères de la vie, dans l’irrationnel, dans la confusion entre rationalisme et immobilisme. La statue au dieu inconnu n’est-elle pas assez symptomatique de la « mort » de la philosophie. Ce sont les poètes qui « pensent » les dieux et non plus les philosophes, la sensiblerie et non plus la rationalité. La rencontre de ces deux mondes s’est faite sur un malentendu. Paul attendait des philosophes à qui parler de « métaphysique », il ne trouve que des rêveurs plus attachés à leurs sens qu’à l’élévation spirituelle. Les Athéniens croyaient recevoir un mystique qui les initierait aux mystères de l’univers, au mysticisme païen. Les uns et les autres se sont trompés. Paul n’a trouvé que de pseudo-penseurs.
Force est de constater que l’intersubjectivité des consciences tout comme l’interculturalité religieuse partent d’une unité fondamentale. Dialoguer avec l’autre, nous enseigne Paul, c’est parler son langage pour y mettre un contenu nouveau comblant la soif consciente ou non de ceux à qui on parle. S’adressant aux Athéniens, Paul ne nie pas leurs dieux, il ne les attaque pas, il les ignore en opérant un dépassement. Il parle le langage des païens et leur montre la direction de ce qu’ils cherchent sans le savoir. Mais savaient-ils qu’ils ne savent pas ? Savaient-ils que l’homme religieux tâtonne souvent dans l’expression de sa foi ?
Les Grecs se croyaient sur la bonne voie. Il faut comprendre que, pour les persuader, Paul ne mélange pas tout en un syncrétisme. Il ne dit pas que toutes les croyances sont respectables si elles sont sincères, que l’appellation de Dieu n’a pas d’importance, il accepte la théologie païenne dans son aspiration insatisfaite. Face à cette aspiration religieuse insatisfaite, un nouveau souffle était nécessaire aux Athéniens. Alors il leur dit que ce Dieu unique, universel, inconnu des philosophie et religion grecques, s’est révélé.
Cet admirable discours que les lointains descendants des Athéniens feront graver, en 1938, sur une plaque de bronze et apposer sur la partie inférieure du rocher de l’aréopage[7], fut le premier et de dernier de Paul à Athènes. Le Dieu de Paul a beau être le créateur de tout ce qui existe, les Athéniens restent de marbre. Le moment n’était pas encore venu pour Athènes et Jérusalem de se rencontrer. Certes la pensée chrétienne n’en était encore qu’à ses balbutiements. Ce n’était pas du tout commode pour Paul, de faire une place au christianisme entre le fanatisme du monde juif et le scepticisme du monde gréco-romain. Paul, déçu dans son espérance, a vu partout dans Athènes des statues aux yeux vides et des bustes sans prunelles. Cette absence de regard n’est-elle pas un vide du regard intérieur ? Regard détourné de l’Invisible ?
Si nous faisions ici l’hypothèse que l’essence du débat n’était pas « anastasis », et que ce n’était pas un détail de doctrine qui arrêterait les sages grecs et leurs disciples, nous présumerions aussi que c’était le fond de leurs âmes qui les empêchait d’accepter d’opérer cette « rupture épistémique ». Or les tenants de la sagesse grecque, comme le stoïcisme, croyaient détenir des remèdes pour la santé de l’âme. Que le Dieu de Jésus-Christ soit l’unique, les Grecs se montrent plus qu’indifférents à cela sans manifester leurs humeurs. En ce qui concerne la résurrection d’entre les morts, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. De l’échec de Paul naîtra plus tard la grande synthèse des penseurs chrétiens du Moyen-Âge qui permettra enfin qu’Athènes et Jérusalem, la raison et la foi ne soient plus des « ennemies » mais qu’elles deviennent compatibles l’une avec l’autre. Echec ou occasion manquée, ces deux expressions valent pour qualifier, par rapport à l’accueil qui lui fut réservé, le passage de Paul à Athènes.
Si la question de la preuve de Dieu et de la connaissance de Dieu présuppose la réponse à celle plus cruciale de l’existence ou de la non existence de Dieu, le discours de saint Paul à Athènes peut être pour nous l’occasion d’examiner un autre exemple de preuve ontologique afin d’en souligner les points communs. Saint Thomas d’Aquin a exposé dans sa Somme Théologique des voies pour la raison naturelle d’accéder à une connaissance méthodique, rationnelle de Dieu. Après avoir analysé les cinq voies thomistes de l’existence de Dieu, nous montrerons qu’elles permettent, tout comme la preuve paulinienne de Dieu, de s’élever à une connaissance rationnelle de Dieu ; en d’autre termes, nous découvrirons que le discours de saint Paul à l’Aréopage peut être lue dans la perspective de la preuve ontologique thomiste.
ANALYSE DES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU[8]
DE SAINT THOMAS D’AQUIN
Aristote a défini les limites de la connaissance humaine, en ce sens qu’il a déterminé les régions de l’être que peut atteindre la raison ; c’est le monde physique terminé par une théologie envisageant « Dieu » comme premier moteur. Ainsi Aristote concevait déjà ce que nous appelons Dieu comme achèvement de l’explication rationnelle de l’univers[9]. C’est dans le même élan que s’inscrira saint Thomas avec quelques modifications. Pour saint Thomas, la preuve de Dieu fait partie des vérités démontrables par la raison humaine. Il considère pour cela deux genres de démonstrations[10] : la démonstration « quid » qui prend la quiddité comme moyen et va de l’essence à ses propriétés, et la démonstration « quia » qui procède de l’effet à la cause. Celle-ci détermine la cause en rapport avec l’effet.
Thomas affirme que la démonstration « quid » est inaccessible à la raison humaine. Le domaine de l’esprit humain est la voie qui permet de poser l’existence d’une chose sans connaître préalablement cette chose. En appliquant les procédés de ce raisonnement, Thomas a identifié cinq voies qui amènent à poser rationnellement l’existence de Dieu.
Première voie thomiste : l’argument du changement
Le premier principe causal tiré du VIIIe livre de la Physique d’Aristote est ainsi formulé : « omne quod movetur ab alio movetur ». Saint Thomas y entend le mouvement au sens aristotélicien ; il comprend non seulement les changements de lieu, mais aussi les altérations qualitatives, les évolutions immatérielles, l’augmentation et la diminution. Saint Thomas partage le constat selon lequel le mouvement existe, et il affirme que tout change est en vertu d’un autre. Si changer, c’est passer de la puissance à l’acte, rien ne peut opérer ce passage par soi-même. Ainsi, l’on ne peut pas sous le même rapport, mouvoir et être mû. Mouvoir revient à communiquer l’être, et être mû, c’est subir le passage de la puissance à l’acte. Or, ces deux choses ne sont pas compossibles[11].
Par le principe de causalité, Thomas affirme que tout ce qui se déplace localement est mû par un autre. Le principe « omne quod movetur ab alio movetur » signifie qu’aucun élément naturel n’existe sans avoir été transmis ou causé par un autre. Aucun n’être ne peut se donner le mouvement par lui-même. « Puisque tous les moteurs non premiers ne meuvent qu’autant qu’ils sont mus, il faut donc arriver à un premier, qui ne soit mû par nul autre, et tout le monde comprend que cela est Dieu[12].» Dieu, envisagé comme premier moteur immobile, est une condition hors le mouvement qui explique le mouvement.
Pour Jacques Maritain, le principe de causalité fait partie des « premiers principes de la raison spéculative[13] » ; il ne surgit pas du « morcellement du sensible » mais plutôt « des nécessités intuitivement saisies dans l’être[14] ». Ce principe qui définit le premier moteur est une interprétation métaphysique du principe de causalité qu’Aristote emploie dans sa Physique et sa Métaphysique.
Deuxième voie thomiste : l’argument de la causalité
Il procède de la considération des causes efficientes. Le jeu des causes premières nous amène par ascendance à une cause première non causée. Il y a dans le monde le mouvement, il y a aussi des effets. Ces effets sont liés à des causes, ces causes apparaissent enchaînées. Aucune cause n’est sa propre cause, c‘est-à-dire à la fois antérieure et postérieure à soi. Ainsi dans toute série de causes enchaînées, le premier effet est cause par rapport à l’intermédiaire et l’intermédiaire est cause par rapport au dernier. Chaque cause intermédiaire n’est cause qu’en tant que causée. L’on requerra au sommet une cause non dépendante qui sera la cause vraie, les autres n’étant causes que par l’emploi de son influence, par diffusion de son activité.
Si on admet l’existence de la causalité, si l’on convient qu’on ne peut causer soi-même ni dépendre d’une infinité de causes enchaînées, il faut supposer qu’en tête de chaque série causale, il y a une cause première causante et non causée. Cette nouvelle qualité, reconnue à la première cause, est aussi un attribut divin.
Troisième voie thomiste : l’argument de la contingence
Il est emprunté à la considération du possible et du nécessaire. Il y a des réalités qui naissent et qui périssent. Mais tout n’est pas périssable. Si tout était contingent, d’où viendrait la permanence du monde ? du nécessaire ? Le nécessaire n’est pas forcément premier, ni suffisant comme explication de soi-même. Les choses nécessaires ont une raison de leur nécessité, dit Aristote[15] ; les permanences sont aussi enchaînées. Ainsi, la série des nécessaires supposera un premier nécessaire qui soit la condition des autres et qui ne dépende d’aucun. Si ce Nécessaire est le même au bout de toutes les séries, nous l’appelons un Nécessaire divin.
L’argument de la nécessité pose Dieu comme être nécessaire qui ne connaît pas de corruption, être sans lequel les êtres contingents n’existeraient pas non plus. En dépit de la progression, on constate que, tout comme dans les causes précédentes, c’est le conditionnement qui est en cause, et l’Inconditionné qui est atteint.
Quatrième voie thomiste : argument de la perfection
La quatrième voie thomiste part des notions transcendantales identiques à l’être, ou attributs de l’être, que sont le bien, le vrai, le beau, la perfection, l’unité. Ces attributs se trouvent réalisés dans les êtres à des degrés divers. Le plus et le moins se disent par approximation relativement à l’absolu des genres. Aucun être fini ne possède pas par soi les qualités énumérées en plénitude, à titre de propriété ou de caractéristique immédiate. Les degrés divers de qualité, le plus et le moins, viennent de ce qu’une notion participée, a sa raison et sa cause ailleurs que dans les participants qui l’émiettent. Puisque la cause est meilleure que l’effet, il faut rechercher dans le sens du plus et ne s’arrêter qu’à la cause qui possède par soi, en plénitude, à titre de propriété essentielle, la qualité attribuée.
Cette démarche qui considère par gradation les degrés de perfection en se référant à une perfection totale, est semblable, sans s’y réduire, à la participation platonicienne, participation ontologique par laquelle le divers est ramené au simple, le multiple à l’unité. Au-dessus de l’ordre des participations, il y a un participant dont tous les autres participent. Saint Thomas écrivait qu’« il est nécessaire que tous ceux qui participent diversement à la perfection de l’être soient causés par un premier être qui ait l’être en sa plénitude. C’est pourquoi Platon a dit qu’avant toute multitude, il est nécessaire de poser l’unité, et Aristote a dit que ce qui est « être » et « vrai » au maximum est cause de tout « être » et de tout « vrai [16]»
Cinquième voie thomiste : l’argument de la finalité
L’ordre du monde, dit saint Thomas, suppose une intelligence qui finalise toutes choses.
« La cinquième voie, dit-il, se prend du gouvernement des choses. Nous voyons que des êtres privés d’intelligence et même de connaissance, tels que les corps naturels, tendent vers une fin ; ce qui apparaît clairement en ceci que toujours ou le plus souvent ils opèrent de la même manière, de façon à réaliser le meilleur. Il est évident par là que ce n’est point par hasard, mais par le fait d’une intention qu’ils parviennent à leur fin. Or ce qui n’a pas de connaissance ne tend vers une fin que s’il y est poussé par un agent doué de connaissance et d’intelligence, comme la flèche par le sagittaire. Il y a donc un principe intelligent par lequel les choses naturelles sont ordonnées vers une fin. Et un tel principe, pour nous, est Dieu.[17]»
Comme point de départ, Thomas distingue au cours de sa démarche, les êtres doués de connaissance et ceux qui ne le sont point. Chez l’être doué de jugement, la finalité repose sur un instinct qui est œuvre non plus du jugement mais de nature. Le libre arbitre est cause première dans l’ordre relatif, mais il existe une ultime raison de l’activité libre. Si la nature a des fins et que la volonté comme fait naturel est objet de nature, la volonté a aussi ses fins. C’est pourquoi « nos fins personnelles ne sont que la manifestation transformée des fins de la nature, une explicitation, en présence des objets, d’un premier acte qu’elle fournit et qui est puissance par rapport à nos déterminations ultérieures.[18]»
Les propriétés naturelles impliquent finalité. Supprimer la finalité, c’est supprimer le devenir car rien ne devient qu’en passant de la puissance à l’acte. Les propriétés naturelles réalisent l’ordre, qui est œuvre d’une intelligence qui établit la proportion entre les moyens et les fins. La cause de l’ordre est donc intelligente et suffisante. La finalité immanente au monde se ramène à une figure transcendante grâce à cette intelligence. Ce principe de l’ordre manifesté dans le monde est divin. Puisque la fin est identique au bien, la fin universelle de toutes choses est identifiable au bien universel et en soi. Le Dieu unique et transcendant dont parle Saint Paul est l’essence subsistante du bien, le principe intelligent par lequel les choses ont ordonnées à une fin.
DE LA PREUVE DE DIEU
CHEZ SAINT PAUL ET CHEZ SAINT THOMAS
Nous observons que dans ses preuves, Thomas ne fait intervenir explicitement ni sentiments de foi, ni appréhensions religieuses, rien de ce qui regarde les rapports particuliers de l’homme à Dieu dans sa destinée surnaturelle. En dehors des références faites à Dieu, rien que des éléments techniques de la philosophie aristotélicienne. Saint Paul de son côté parle du même Dieu, il ne fait non plus aucune référence au nom de Jésus, mais il situe la fin de son discours dans une approche eschatologique qui fait appel au surnaturel. Le lien entre ces deux voies s’établit facilement lorsqu’on sait que le Pseudo-Denys, dont s’est inspiré Thomas d’Aquin, a été disciple direct de saint Paul[19].
Si l’on convient avec Sertillanges que la preuve de Dieu est l’œuvre de toute la théodicée, il s’agit dans l’œuvre de saint Thomas de poser les jalons de cette saisie intellectuelle de Dieu. Thomas est soucieux d’amener la raison à la certitude. Il cherche un chemin de certitude maximale pour la raison naturelle et emprunte une démarche de philosophie inductive. Le Premier qui meut et n’est pas mû, revêt par cela seul les conditions qui font de lui celui que tous les croyants adorent. La motion souveraine est à ses yeux un attribut divin. La qualité de moteur immobile est un fondement métaphysique de la preuve de Dieu, objet de toute la théodicée.
Dans le premier argument qui inspire tous les autres, Dieu intervient seulement au terme du raisonnement. Thomas manifeste ainsi son intention de respecter le cheminement de la raison en sa lumière naturelle. La conception universelle de Dieu postule un principe supérieur au monde qui finalise l’homme. L’homme est un être conditionné. Il s’inscrit dans une chaîne causale. Il y a Dieu à la tête de la série entière des conditions. Un seul, le terme de la série, est inconditionné ; c’est Dieu qui est donc l’Inconditionné lui-même car si tout était conditionné, il n’y aurait plus de conditionnant. Il est l’intelligence suprême qui donne une orientation téléologique aux choses. Cette approche se trouve aussi chez Paul qui affirme que Dieu a fixé les temps et défini les saisons, créé le cadre de l’existence de l’homme.
Dans son Discours à l’Aréopage, Paul propose aux Grecs une nouvelle voie d’accès à Dieu, une voie métaphysique qui opère le dépassement d’une connaissance sensible entièrement dépendante des frontières cosmologiques. La connaissance par l’entendement humain cherche Dieu en dehors de la nature physique. Le discours de Paul est une preuve de Dieu qui affirme un Dieu unique et personnel qui donne à tous les êtres la vie et le souffle. Cette cause suprême dans l’ordre des existants n’est ni le produit de l’art ni le produit de la pensée de l’homme. Paul, sans se livrer à une démonstration proprement progressive de l’existence de Dieu, s’est attelé à présenter autrement le Dieu inconnu de la religiosité grecque au-delà des sphères humaines, un Dieu que la recherche humaine ne saurait épuiser.
En creusant l’écart entre les deux conceptions de Dieu, Paul souligne les attributs et traits essentiels de Dieu. Thomas quant à lui parle des attributs de Dieu en envisageant les attributs de l’homme à la perfection. Paul n’emploie pas la méthode analogique mais directement descriptive. Dieu qui n’habite pas des temples humains, n’habite pas la terre non plus. Il est, qui plus est, un Dieu non localisable d’un point de vue spatial. Le Dieu de Paul est plénitude : en tant qu’il n’a aucun lien de dépendance et ni de subordination vis-à-vis de ses créatures. Il n’a pas besoin des êtres créés pour être, lui qui est « sans pourquoi » et sans « parce que ». L’ « Un » ne dépend pas du « multiple ». Dans son caractère absolu, il est perfection. Et le besoin serait une marque d’imperfection. C’est pourquoi le pourvoyeur de toute chose n’a besoin de rien.
Paul pense donc qu’il y a au-delà de l’univers, celui qui crée toutes choses. Sa primauté ontologique est non observable par les sens, et l’immatérialité de ce premier moteur met en lumière sa transcendance. La justice n’est pas une simple harmonie naturelle préétablie, Dieu en a la primeur, Dieu se fait justice pour les hommes par-delà toute mécanisme naturelle.
Tout comme saint Thomas s’inspire d’Aristote, Paul propose une métaphysique de Dieu en se réappropriant une vision cosmocentrique de Dieu. Ces réappropriations chrétiennes reposent sur une solide philosophie grecque de la nature et mettent en avant le caractère transcendant de Dieu. Conformément à la doctrine du Timée, rien n’est extérieur ni transcendant à l’ordre cosmique. L’ordre et l’ordonnateur ne font qu’un, l’auteur du monde est l’âme du monde. En réalité, les Grecs ne parlent pas d’auteur du monde d’autant plus que le monde n’est pas crée. Mais l’idée de l’âme du monde souligne l’importance qu’ils accordent à l’immanence.
Aussi bien Paul que Thomas exposent une justification métaphysique de l’existence de Dieu en mettant l’accent sur le principe causal et la transcendance de Dieu. Ils suscitent l’éveil de l’intelligence. Cette métaphysique de Dieu n’a point la prétention d’évacuer toutes les ombres du mystère mais l’éclairent par la raison. Quand l’indigence humaine définit Dieu, cette définition ne peut être que relative. Saint Thomas et Saint Paul montrent que Dieu est cause du monde, cause première de tout, principe moteur de l’univers. Mais il échappe au principe de l’ordre dont il est le maître. Paul dit qu’il n’habite pas les temples faits de mains d’homme. Dieu échappe métaphysiquement aux nécessités de l’ordre qu’il conçoit et crée. Il laisse la latitude à l’homme d’être le libre entrepreneur de son existence. C’est ainsi que s’explique aussi le libre arbitre. Cette liberté laissée à la créature fait que l’homme jouit, en tant qu’esprit incarné, d’une position privilégiée dans la création. Il participe à l’Esprit de Dieu, il est de la race de Dieu comme dit saint Paul, il est émané de Dieu. C’est bien une liberté limitée qui lui échoit, Dieu ayant défini les limites de son existence, et l’être émané devant son être à l’Etre suprême.
En tout, saint Paul et saint Thomas veulent rattacher l’être, objet de l’expérience, à sa première condition, Dieu. Chez Thomas, par nécessité logique, la rétrogradation du conditionnement prend fin avec l’atteinte de Dieu. A y regarder de près, saint Thomas et saint Paul n’entreprennent pas seulement de rendre Dieu intelligible. Ce n’est pas Dieu qu’il faut rendre intelligible, c’est le monde. L’intelligibilité est un système de sens, de relations pour nous, de limites de l’intelligence possible. Quand bien même le problème de Dieu accule les hommes à connaître l’Inconnaissable, à comprendre la nécessité de l’incompréhensible, nous ne pouvons que le postuler par notre intelligence limitée, postuler l’Inintelligible pour donner sens à notre existence. La pluralité de mots et de liens impliqués dans la preuve de Dieu trouvent leur raison exclusivement du côté de l’émané et n’épuisent pas l’Absolu. C’est la limite interne de ces preuves de Dieu.
CONCLUSION
Le lien entre Dieu, l’homme et le monde constitue la trame d’un discours de Paul pour le moins philosophique. Le Discours de saint Paul à l’Aréopage dessine le tableau de la rencontre de l’Evangile avec la haute culture de l’époque, la culture philosophique grecque. Les interlocuteurs de Paul sont des stoïciens, des épicuriens, des représentants de grands courants de l’hellénisme. Paul s’appuie habilement sur la crainte populaire des dieux inconnus auxquels l’on élève des autels pour se réconcilier les faveurs des Grecs. Le christianisme rencontre dans la culture grecque une sagesse, un art de vivre qui s’expriment dans une conception de Dieu et du monde : l’homme est libre et participe à la raison du monde, qui est divine.
Le conflit du christianisme avec les philosophes rationalistes s’est joué depuis les débuts de l’Eglise sur la foi en un Dieu unique et personnel face à une raison divinisée, impersonnelle ; sur la foi en une résurrection réelle face à une vague théorie du corps, prison de l’âme incorruptible. Dès les tout premiers siècles, comme le montre ce texte de Paul, la doctrine chrétienne a voulu se démarquer d’une philosophie d’un Dieu trop naturaliste, d’un Dieu trop humain, enfermé dans les catégories humaines. Paul affirme un Dieu personnel et unique, source du mouvement, cause de l’être des hommes, qui ne s’identifie ni aux objets, ni à l’art humain. Ce Dieu, selon Paul, fait passer de la mort à la vie par un homme qui juge l’univers avec justice, qui opère l’harmonie par son propre passage de la mort à la vie. L’eschatologie achève « l’argument ontologique de Paul » et le distingue de la preuve de Dieu chez saint Thomas.
A la suite de saint Paul, saint Thomas avait entre autres une préoccupation philosophique majeure : concilier la raison et la foi dans la compréhension d’un monde assujetti à l’existence de Dieu. Par un recours éclairé à la philosophie d’Aristote, Thomas restitue à la raison toute sa dignité et ses droits dans le domaine de la connaissance. Les arguments du changement, de la cause première, de la contingence, de la perfection et de la finalité sont les voies thomistes d’accès à Dieu. La première, la deuxième et la cinquième voies sont assez remarquables dans le Discours de l’Aréopage. Si l’on peut justifier rationnellement l’argument de l’existence de Dieu, de la perfection de Dieu et de la création du monde, saint Thomas pense qu’il est hors de portée pour la raison humaine de dire si Dieu crée le monde de toute éternité ou dans le temps[20]. Nous pouvons conclure que le discours de saint Paul à Athènes portait déjà en germe les différentes preuves de Dieu que l’histoire ultérieure de la pensée a enregistrées. Il a posé de solides balises pour la recherche méthodique de Dieu dans un champ épistémologique rationnel.
OUVRAGES CONSULTES
=-=-=-=-=-=-=-=
- ARMOGATHE, J.- R., Paul ou l’impossible unité, Paris,
Fayard-Mame, 1980.
- CHENU, M. – D., Introduction à l’étude de saint Thomas, Montréal-Paris, Vrin, 1950.
- DREYFUS, P., Saint Paul, Paris, Centurion, 1990.
- FESTUGIERE, A. – J., L’Enfant d’Agrigente, Paris, Plon, 1950.
- HUBAUT, M., Paul de Tarse, Paris, Desclée de Brouwer, 1989.
- HUGEDE, N., Saint Paul et la Grèce, Paris, Les Belles Lettres, 1982.
- LA BIBLE DU PEUPLE DE DIEU, tome 4, Le Nouveau Testament, Le Centurion/Le Cerf, 1973.
- MARGUERAT, D., Paul de Tarse, un homme aux prises avec Dieu, Nyon, Ed. du Moulin, 1999.
- MICHEL DE PAILLERETS, Saint Thomas d’Aquin, frère prêcheur, théologien, Paris, Les Editions du Cerf, 1992.
- THOMAS D’AQUIN, Somme Théologique, 4 tomes, Paris, Ed. du Cerf, 1986.
[1] P. DREYFUS, Saint Paul, Paris, Centurion, 1990, p. 173.
[2] P. DREYFUS, Saint Paul, Paris, Centurion, 1990, p. 174.
[3] A. – J. FESTUGIERE, Le sage et le saint, Paris, Plon, 1974, p. 7.
[4] P. DREYFUS, Saint Paul, Paris, Centurion, 1990, p. 175.
[5] P. DREYFUS, id., p. 176.
[6] J. M. FERRY,L’Ancien, le Moderne et le Contemporain, Esprit, 1987, p.46.
[7] P. DREYFUS, Saint Paul, Paris, Centurion, 1990, p. 176.
[8] S. – M. BARBELLION, Les preuves de l’existence de Dieu. Pour une relecture des cinq voies de saint Thomas d’Aquin, Paris, Cerf, 1999, p. 187 ss.
[9] S. – M. BARBELLION, id.,p. 189.
[10] SAINT THOMAS D’AQUIN, Somme Contre les Gentils, I, XII.
[11] A. – D. SERTILLANGES, Saint Thomas d’Aquin, t.1, Félix Alcan éd., Paris, 1912, p. 145.
[12] SAINT THOMAS D’AQUIN, Somme Contre les Gentils, I, XIII.
[13] J. MARITAIN, Sept Leçons sur l’être et les premiers principes de la raison spéculative,
Téqui, Paris, 1933, p. 50 ss.
[14] J. MARITAIN, Distinguer pour unir ou les degrés du savoir, Desclée de Brouwer, p. 441.
[15] A. – D. SERTILLANGES, Saint Thomas d’Aquin, t.1, Félix Alcan éd., Paris, 1912, p. 152.
[16] SAINT THOMAS D’AQUIN, Somme Contre les Gentils, I, XVIII.
cité par SERTILLANGES, op. cit., p. 155.
[17] THOMAS D’AQUIN cité par A. – D. SERTILLANGES, Saint Thomas d’Aquin, t.1,
Félix Alcan éd., Paris, 1912, p. 152.
[18] A. – D. SERTILLANGES, Saint Thomas d’Aquin, t.1, Félix Alcan éd., Paris, 1912, p. 158.
[19] M. De Paillerets, Saint Thomas d’Aquin, Frère prêcheur, théologien, Paris, Cerf, 1992, p. 68.
[20] J. PEPIN, Saint Thomas et la philosophie du XIIIe siècle, p. 176.
Posted by Flavien ALOU on mai 12, 2012 at 7:53 am
MERCI pour le devoir. je tiens à t’informer que le Père Tossou est un Bon prof. l’année passé il m’a enseigné la Théodicée et métaphysique -ontologie. cependant il y a des corrections orthographiques qu’il faut revoir.
Posted by LEBORGNE on mai 20, 2013 at 1:24 am
Merci pour ce beau texte, clair et bien construit.
Deux trois remarques,
1-Paul s’adresse au Stoiciens et aux Epicuriens, Thomas d’Aquin fait référence à Aristote, S’il y a quelques paradigmes communs à la pensée grecque ( l’absence de création), Thomas et Paul n’ont cependant pas les mêmes interlocuteurs.
2- En commentaire des propos de Paul vous écrivez « Leur être est l’émanation de l’Etre suprême » . je ne sais quelle est la formulation selon la Tradition de l’Eglise, mais j’ai une certaine réticence vis à vis du mot émanation qui me parait être en quelque sorte incompatible avec le fait que Dieu créé un être, cette création est l’apparition d’un être radicalement nouveau, ce n’est pas une simple émanation.
3- A propos de la cause finale, il y a peut être un approfondissement à effectuer.
Il y a chez les auteurs modernes ( XIX et XX siècle par ex chez Bergson dans l’évolution créatrice) une confusion entre cause finale et intelligence, entre ordre et ordre informé. Oui nous pouvons de façon réaliste et objective affirmer que le monde est le résultat d’un ordre informé, ce qui révèle qu’il y a une intelligence en son principe, ( voir mon site http://renegrenoble.unblog.fr/le-cas-epineux-de-levolution-intro-et-resume/ à ce propos ) . Ceci est à découpler du concept de la cause finale, qu’il faut éventuellement argumenter séparément.
Je ne sais si Thomas D’Aquin opère cette distinction mais je serais très heureux d’en savoir plus à ce sujet