Jeunes et enjeux sécuritaires en République Centrafricaine

Conférence prononcée à l’occasion de la cérémonie commémorative anticipée de la proclamation de l’indépendance de la RCA, à l’Université Catholique d’Afrique Centrale (UCAC) à Yaoundé(Cameroun), le dimanche, 29 novembre 2015.

 Je vais commencer mes propos par une citation de l’ex-président du Sénégal  Abdoulaye Wade dans Un destin pour l’Afrique, qui dit ceci :

«L’Afrique sous-développée est paralysée depuis trois décennies par des calamités naturelles, c’est vrai, mais aussi par des problèmes dont nous sommes les seuls responsables : rivalités politiques violentes, lutte anarchique pour le pouvoir, c’est-à-dire en dehors d’un minimum de règles auxquelles chacun se soumet, génocides, conflits ethniques, révoltes populaires, analphabétisme et ignorance, épidémies auxquelles on n’oppose aucun front sérieux (…) Le tout dans un environnement international implacable qui ne pardonne ni l’erreur ni l’incompétence. La question est donc avant tout de mettre en place un Etat moderne dans le respect de la liberté, qui seule peut assurer l’épanouissement de l’homme et stimuler son aptitude à la créativité.»[1]

 

            Mesdames, messieurs, chers invités, chers amis, amis de la RCA, amis du savoir, amis de la pensée,

            Je voudrais avant toutes choses remercier la Représentante de l’Ambassade de la RCA au Cameroun et le Père Patrick NDODE SIKOSSI, enseignant permanent en faculté de théologie de l’UCAC qui ont bien voulu rehausser de leur présence les assises de cette journée de réflexion. Je voudrais aussi rendre grâce au comité d’organisation pour les efforts consentis à la réussite de cette journée, et qui m’ont fait l’honneur en ce jour, 29 décembre 2015, ici à l’UCAC, lieu d’échange d’idées et de transmission de connaissances, de discuter autour de la thématique « Jeunes face à la construction de la paix en République Centrafricaine ». Je voudrais également remercier toutes les personnes qui ont bien voulu effectuer le déplacement jusqu’ici et j’ose espérer qu’elles en tireront le maximum de profit.

Vous l’aurez compris, ma communication de cet après-midi sera centrée sur le thème : « Jeunes et enjeux sécuritaires en République Centrafricaine.»

En effet, l’Assemblée générale des Nations Unies définit les jeunes comme étant des individus âgés de quinze à vingt-quatre ans et les enfants comme des personnes ayant moins de quinze ans. Cependant, la Convention relative aux droits de l’enfant (Nations Unies 2007)[2] et la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant (Organisation de l’unité africaine 1990) définissent toutes les deux un enfant comme étant une personne de moins de dix-huit ans. Cette contradiction révèle une ambiguïté dans l’attitude de la communauté internationale vis-à-vis des jeunes adultes, surtout ceux d’un âge situé entre quinze et dix-huit ans et reflète les diverses manières dont les systèmes sociaux et les législations nationales traitent l’adolescence. Le contexte de conflit armé dans lequel vit une grande proportion du milliard de jeunes et enfants du monde exacerbent cette ambiguïté puisque, la guerre force souvent les jeunes à assumer des rôles d’adultes (travailleurs sociaux, combattants, piliers familiaux, partenaires sexuels, etc.) à un âge où, dans d’autres sociétés, ils sont peut-être protégés contre cet abus. La définition des jeunes comme étant des individus situés dans la tranche de quinze à vingt-quatre ans est aussi problématique pour d’autres raisons… Certains analystes soutiennent que les jeunes rivalisent avec les hommes plus âgés pour le contrôle des ressources, tandis que d’autres croient que les jeunes sont souvent envoyés à la guerre par des parents plus âgés pour qu’ils défendent leurs intérêts.

Compte tenu de ces problèmes de définition, nous nous intéressons, dans le présent exposé, aux « jeunes » en général, dans le sens de jeunes et enfants. Là où une distinction entre jeunes et enfants est nécessaire, nous considérons comme enfants les individus de moins de dix-huit ans et comme jeunes ceux qui ont plus de dix-huit ans.

La question de sécurité, quant à elle, compte parmi les problématiques dominantes du champ de la science politique et des relations internationales. En Afrique, elle ne fait pas couler beaucoup d’encre. L’étroitesse du champ de la recherche sur la sécurité en Afrique en contraste avec la floraison des travaux sur l’État fait dire à Luc SINDJOUN que : « Le succès de l’État comme mode d’organisation sociale a constamment été à la mesure de son succès scientifique en tant qu’objet d’étude »[3]C’est pourquoi, nous voulons, dans cette partie de notre travail, élucider les approches existant dans le domaine de sécurité afin de préciser notre apport personnel montrant dans quelle mesure les jeunes structurent les enjeux sécuritaires en République Centrafricaine.

Le débat sur la sécurité en Afrique tourne autour de la recherche des causes et des facteurs des conflits et de l’instabilité politique et ses conséquences sur la stabilité interne des Etats. En Afrique, on peut combiner deux grandes approches de sécurité. Il y a l’approche géopolitique et les approches endogènes. Parmi les courants qui expliquent l’insécurité en Afrique, l’approche géopolitique est la plus dominante. Cette approche s’inspire elle-même d’approches complémentaires telles que le réalisme, l’approche bipolaire et post bipolaire, et le néo-marxisme.

D’après l’approche géopolitique, l’insécurité en Afrique est la conséquence des conflits qui sont suscités et attisés par les grandes puissances. En effet, avant 1990, ces conflits s’inscrivaient dans l’ordre bipolaire. Les conflits étaient suscités par les deux blocs pour renverser des gouvernements non-affiliés. Après 1990, le vent de démocratisation et le déclassement stratégique de l’Afrique va entrainer l’effondrement des régimes autoritaires. C’est l’époque où il y a eu le plus de guerres civiles et coups d’État en Afrique. Le versant post bipolaire de cette approche mentionne le reclassement stratégique de l’Afrique dans la géopolitique post-11 septembre, non seulement dans le cadre de la « guerre mondiale contre la terreur », mais aussi en raison des difficultés d’accès aux hydrocarbures dans le Moyen Orient, et la découverte des gisements pétroliers off-shore en Afrique[4]. Enfin, le dernier versant de l’approche géopolitique analyse la conflictualité en Afrique sous le prisme du néomarxisme. Pour assurer leurs besoins en ressources naturelles et minières, les grandes puissances tentent d’installer à la tête des gouvernements africains des dirigeants[5] qui leur sont favorables. Dans la pratique, le chef d’État déposé par la puissance hégémonique sert en retour les intérêts et la cause de l’hégémon. Lorsque ce dernier refuse de s’exécuter, il est éjecté par les grandes puissances. A ce titre, les relations Occident-Afrique, en général, et la « françafrique »[6], en particulier, s’inscrivent dans une logique de captation et de prédation des ressources naturelles africaines par le biais des « successions présidentielles »[7]. Dans le contexte post bipolaire, ces luttes sont entretenues par les grandes puissances énergétiques qui veulent contrôler les ressources des pays émergents dotés de ressources énergétiques.

A côté des puissances occidentales, les puissances émergentes tentent également de s’accaparer une part du « gâteau africain »: c’est ce que Marc Louis ROPIVIA appelle le « paradigme de l’impérialisme tropical Gondwanien »[8].  Il s’agit d’un nouvel impérialisme, non plus venu de l’Occident, mais des puissances émergentes : Brésil, Russie, Inde et Chine. Ces puissances ont besoin pour le développement de leurs économies et de leurs armées de ressources énergétiques et minières dont l’Afrique regorge. L’approche géopolitique est la plus répandue dans l’explication des facteurs d’insécurité en Afrique. D’autres approchent plus endogènes abordent les facteurs internes de l’insécurité en Afrique.

Parmi les « approches endogènes », l’approche dominante est celle qui situe l’État postcolonial comme facteur d’insécurité en Afrique. Ainsi, pour TSHIYEMBE MWAYILA, les délimitations géographiques actuelles des États africains ne sont que résultat de l’arbitraire politique ne tenant pas compte des réalités socioculturelles de l’Afrique[9]. Les peuples de la même tribu se trouvent partagés entre deux États. Cette situation fait en sorte que la réalité « Etat » n’est pas bien perçue pour la plupart des populations. Cet état de fait est à l’origine de nombreux conflits sur le continent et qui alimente, de par leur conséquence, l’insécurité à l’intérieur des Etats. L’État postcolonial, préexistant à la nation, constitue un facteur d’insécurité du fait de son héritage sociogéographique, géographico-culturel et de son hybridation transnationale avec le crime[10]. De même, l’État postcolonial est facteur d’insécurité au sens qu’il produit de la violence et de l’insécurité vis-à-vis de sa population[11].

Un autre versant des approches endogènes fait état des nouveaux types de guerres avec leurs lots de conséquences. Comme le démontrent Bertrand BADIE et Dominique VIDAL, les sociétés modernes sont marquées par des « nouvelles guerres »[12], c’est-à-dire de nouveaux types de crises créant des nouveaux enjeux sécuritaires[13]. Cette période des sociétés modernes est celle où l’on passe d’un monde multipolaire à un monde a-polaire. Ce passage peut s’expliquer par le passage des guerres inter-étatiques à des guerres infra-étatiques. Guerres qui s’éclatent, le plus souvent, soit pour le contrôle du territoire, soit pour le pouvoir. En effet, les guerres intra-étatiques renvoient aussi à des guerres civiles avec, parfois une dimension religieuse ou ethnique non négligeable, même ce ne sont pas des facteurs de cause de ces conflits. Ces nouveaux types de guerres ont un impact négatif sur les populations civiles, les enfants, les femmes, etc. voire même sur l’environnement.

Notre travail va beaucoup plus insister sur l’approche endogène de sécurité. En effet, la société centrafricaine évolue de plus en plus vers une société guerrière, conflictogène, en ce sens que, les différentes crises qui sévissent la RCA sont aussi bien un résultat de compétition entre les puissances, mais beaucoup plus un phénomène lié à la précarité, à la pauvreté, à la faiblesse sociale.

Finalement, la sécurité peut être définie comme le contraire de l’insécurité tout comme on définit l’ordre par son contraire, le désordre. Au sens militaire, « la défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire ainsi que la vie des populations. Elle pourvoit même au respect des Alliances, Traités et Accords internationaux »[14]. L’Etat étant le régulateur des tensions sociales[15], la sécurité des institutions politiques, administratives, économiques et socioculturelles, des biens et des personnes, et de tous les piliers de la société fait partie de ses missions régaliennes. Fondamentalement, la notion de sécurité repose sur deux piliers : sécurité interne et sécurité aux frontières. La sécurité suppose donc l’absence de danger ou de menace prévisible. Il revient à tout Etat de la garantir. Dans le cadre de cet exposé, la notion de sécurité sera comprise dans son sens semi-large et touchera la dimension étatique, humaine et, dans une certaine mesure, environnementale. L’enjeu étant ce dont la possession ou le contrôle engage une entreprise[16], l’enjeu sécuritaire c’est ce que l’on gagne ou perd en termes de sécurité, suite à l’action ou la passivité des jeunes en période de conflit en Centrafrique.

Ainsi, cet exposé se propose d’analyser comment le jeune dans son action ou sa passivité structure les enjeux sécuritaires en République Centrafricaine. Autrement, quel est le rôle des jeunes dans les conflits en République Centrafricaine et quel est son impact sur leurs vies ? En effet, les ouvrages écrits sur les jeunes et les conflits violents examinent rarement la façon dont les jeunes sont affectés par les conflits, notamment la pression exercée sur eux pour qu’ils se fassent enrôler, les contraintes imposées sur leurs vies par le manque d’opportunités ou d’espoir pour l’avenir et, les conséquences de ces impacts sur la communauté en général et les générations futures. C’est pourquoi, dans la première partie de notre analyse, les jeunes seront perçus à la fois comme victimes et auteurs de violences et donc, acteurs d’insécurité. Une autre partie de notre exposé se penchera ensuite sur les perspectives pour la restauration de la paix et pour la reconstruction sociale en Centrafrique.

I. Univers sociopolitique et économique de la RCA et rôle des jeunes dans les conflits

Pour Patrice Gourdin, la R.C.A est un pays qui présente « un cas géopolitique singulier ».[17] Car, elle occupe une position géographie intéressante, obérée par l’enclavement. La RCA dispose d’espace, d’eau et de matières premières qu’elle peine à maîtriser et à valoriser. La situation socio-politique de la RCA fait état de plusieurs décennies de crises qui ont conduit à un effondrement total de l’Etat. Depuis son indépendance en 1960, la R.C.A a toujours été confrontée à des crises de plusieurs ordres (politique, militaire, économique et social) qui se sont particulièrement aggravées à partir de la décennie 90.  En particulier, à  la suite d’une succession de mutineries militaires au milieu des années 90, la violence s’était aggravée en 2001 et 2002 et s’est répandue dans les régions, culminant par un coup d’Etat militaire en mars 2003 qui a amené au pouvoir le Général François Bozizé. Après une transition mal maîtrisée et la contestation des élections de 2011, le climat politique s’est crispé en raison notamment du refus de l’opposition de participer au gouvernement de larges coalitions espéré au lendemain de ces élections tenues sans violences. La mal-gouvernance qui caractérise la gestion, par le politique, des ressources et des institutions du pays a conduit à une rupture du contrat social liant l’Etat et le peuple. Cette fracture, sur le plan politique et social, a été exacerbée notamment par les pratiques d’exclusion communautaire et de  disparités  régionales  ayant longtemps conduit à la paupérisation de la population[18]. La mauvaise gouvernance se manifeste par l’absence d’équité économique et de protection sociale des couches pauvres et vulnérables ; la corruption, la non-transparence et la faiblesse de l’état de droit. Dans un pays où l’Etat est la principale voie d’accès aux sources de revenus et d’emplois, aux biens et services essentiels, la mauvaise gouvernance accentue les incitations à utiliser des moyens violents pour prendre le contrôle des institutions et des sources de revenus. La mauvaise gouvernance augmente le coût de transaction de l’environnement des affaires, empêche le développement du secteur privé, réduit l’assiette fiscale et rend l’Etat vulnérable aux différents chocs exogènes et endogènes. La vulnérabilité de la R.C.A aux chocs sécuritaires et économiques exogènes peut être aussi fonction de son appartenance à une région où la plupart des pays limitrophes sont confrontés à des problèmes d’insécurité et de développement.  La faiblesse des capacités humaines et institutionnelles de l’Etat à assumer ses fonctions régaliennes[19], à imprimer une identité nationale et à renforcer le sentiment d’appartenance de son peuple à la république, est l’une des causes de l’éclatement de la récente crise de 2013 qui marquera, à jamais, l’histoire de la RCA. En effet, la crise de 2013 laisse une lourde conséquence néfaste sur plusieurs plans : social, économique, politique, sanitaire, éducatif, humanitaire, etc.[20] Elle a une conséquence lourde sur les jeunes et les enfants.

L’expérience montre que la guerre a intensifié la discrimination structurelle
infligée aux jeunes et que cela a été fait de diverses manières. Jusqu’au jour d’aujourd’hui,  les jeunes restent confrontés non seulement aux conséquences de la guerre, mais aussi aux inégalités et injustices sous-jacentes persistantes manifestées à leur égard, souvent dans des formes exagérées. Ces inégalités et injustices prennent des formes variées, plus particulièrement : exploitation sexuelle grave, torture, enrôlement par force, mort, privation de liberté et d’opportunité, exclusion par rapport aux ressources économiques, etc. Les personnes que nous avons sondées par internet pour comprendre la situation actuelle des jeunes en Centrafrique décrivent ces formes avec une uniformité étonnante.

D’une manière générale, les adultes, que ce soit les parents, les employeurs, les chefs religieux, les voisins, les pouvoirs publics ou les agences onusiennes de maintien de la paix, exercent sur les jeunes et les enfants le pouvoir que leur confère leur position sociale supérieure et le contrôle des ressources. En tant que mineurs, que ce soit au sens légal ou au sens social, les jeunes reçoivent peu d’opportunités de prendre leurs propres décisions ou faire entendre une voix indépendante. Aussi, ces adultes profitent bien souvent de l’analphabétisme qui caractérise le milieu jeune en République Centrafricaine pour procéder à une instrumentalisation et une domestication cynique des jeunes dans des logiques peu orthodoxes. Ces adultes continuent d’imposer de lourdes responsabilités sur les jeunes; ils exploitent leur vitalité physique et leur sexualité d’une façon grossière, à telle enseigne que les jeunes ne se conforment plus aux normes de conduite définies pour eux par les générations ascendantes. C’est ainsi qu’ils sont dénigrés, stigmatisés et même isolés suivant un système de traitement injuste classique. Mais il ne faut pas oublier que les jeunes ne sont pas que victimes du conflit centrafricain. Ils sont aussi, pour la plu part de cas, des bourreaux. L’exemple des massacres entre populations musulmane et chrétienne nous révèle clairement que la majorité des bourreaux sont des jeunes valides. Cette situation est révélatrice de l’état de la société centrafricaine qui mérite une analyse profonde.

En effet, la société centrafricaine évolue de plus en plus vers une société guerrière, conflictogène, en ce sens que, les différentes crises qui sévissent la RCA sont moins un résultat de compétition entre les puissances, mais beaucoup plus un phénomène lié à la précarité, à la pauvreté, à la faiblesse sociale, au point que Paul-Crescent BENINGA parle d’ « un Centrafrique en désarroi »[21]. Bref, les crises en RCA font état d’une « pathologie sociale ». Cet état de fait est révélateur du politique. Car, avec l’échec des institutions, de l’Etat, du contrat social, de la construction sociale, le conflit devient de plus en plus le tissu social. L’espoir de survie de plusieurs acteurs, dont la majorité sont des jeunes ne tient qu’à la corde crisogène, en ce sens que la crise produit une économie qui se révèle très florissante pour beaucoup de jeunes. Le conflit ou l’état de crise devient alors un espace de mobilisation, d’identification, pire encore, une protection sociale.

Ainsi, le symptôme des enfants-soldats, des jeunes bourreaux fait état de la faillite économique et sociale de l’Etat qui donne à croire à plusieurs acteurs que la guerre reste « le moyen » pour exister et d’être protégé socialement du chômage, d’un avenir incertain, etc. Avec la paupérisation anthropologique, la guerre devient un moyen, pour certains jeunes, d’effacer la pression du chômage, donne la possibilité de se vêtir, de se nourrir, de se loger, de porter un uniforme, d’être respecté, d’avoir l’impression dérisoire d’exister[22] et de profiter de la rente des ressources naturelles. Nous avons bien peur que ces nouveaux types d’insécurité peuvent ouvrir la voie au radicalisme et à la pénétration du terrorisme dans une société déjà en proie à la déchéance. Pour nous, une des raisons de l’échec des missions sécuritaires en République Centrafricaine c’est d’utiliser des anciennes méthodes, des militaires formés aux techniques des anciennes guerres pour résoudre une guerre moderne qui a ses particularités.

Il y a encore cette idée bien arrêtée que les armées d’hier peuvent faire face aux conflits d’aujourd’hui. Or les armées d’hier se battaient dans des guerres qui étaient des compétitions de puissances, une armée affrontait une autre armée… Il y avait quelque chose de logique. Utiliser une armée contre des réseaux, contre des acteurs miliciens ou tout simplement porteurs de violence, c’est une autre affaire. Penser qu’une armée puisse remettre de l’ordre là où le désordre provient de la décomposition ­sociale est un non-sens. Et penser que l’instrument militaire puisse être un rempart à la ­faiblesse, à la pauvreté, à la ­précarité, c’est-à-dire aux principaux facteurs de guerre aujourd’hui, c’est totalement absurde ! Donc, d’une part, l’armée ne fait pas son travail et se comporte en gendarme ou quelque chose se rapprochant, alors qu’il n’y a pas de gendarmerie internationale officielle, mais en plus de cela, le grand danger lié à ces interventions militaires occidentalo-africaines en République Centrafricaine c’est qu’elles nourrissent la violence davantage qu’elles ne la suppriment. Le fait d’entrer militairement dans cette société guerrière renforce leur nature guerrière. Et ce cercle vicieux risque de conduire et conduit déjà à de véritables catastrophes. Donc, espérer un soi-disant succès militaire en République Centrafricaine est une plaisanterie. Cependant, comment faire pour recadrer et orienter positivement l’énergie de la jeunesse centrafricaine aux fins de restauration de la paix et de reconstruction sociale ?

II. Vers une restauration de la paix et une reconstruction sociale

La reconstruction de la paix et des relations sociales doit se faire en étant attentif et sensible aux besoins des jeunes. Car, comme le soulignent les arguments du politologue Samuel Huntington, l’énorme réservoir de jeunes hommes âgés de quinze à trente ans constitue une réserve naturelle pour l’instabilité et la violence, s’ils ne sont pas associés aux processus de décision politique et s’ils ne sont pas éduqués selon une certaine valeur[23]. En effet, la population centrafricaine est composée de plus de 40% des jeunes. De ce fait, il pourrait y avoir une corrélation entre le nombre élevé de jeunes et la violence ou le conflit, en particulier lorsque les économies sont à faibles performances et que la mauvaise gouvernance et le règne de l’incurie[24] s’associent à une poussée démographique de jeunes au sein de la population.

En outre, la reconstruction sociale doit forcément passer par la prise en compte des besoins réels des jeunes issus d’un vrai dialogue entre ceux-ci et les décideurs politiques ; la participation des jeunes dans tous les processus de prise de décision sur les plans politique, sociale et économique ; la bonne gouvernance, la promotion d’un état de droit, de la démocratie, de la légalité constitutionnelle, etc.[25] Les circonstances sociales de pauvreté et de chômage sont des facteurs qui, conduisent des milliers de jeunes à considérer la guerre comme une activité lucrative. Les groupes armés exploitent les jeunes à cause de ces facteurs et, les attirent à se battre pour une rémunération insignifiante ou à titre gratuit en leur promettant un avenir meilleur ou la paix dans leur pays. La plupart des fois, les jeunes, surtout ceux qui sont dans les camps des déplacés, sont frustrés à cause de l’abandon de l’école ou l’incapacité de payer les frais scolaires. Ces jeunes deviennent des victimes de la rapacité calculée des groupes armés. Les jeunes ont le nombre, l’énergie et le dévouement, facteurs qui les rendent efficaces dans l’exécution de la violence et dans les conflits. Donc, si les institutions centrafricaines manifestent une volonté de tendre vers la résolution des conflits, le maintien et la restauration de la paix, elles ne doivent pas, cependant, mettre uniquement l’accent sur la paix politique mais, doivent incorporer paix et réconciliation sociales.

L’exclusion des personnes les plus affectées (comme les jeunes) des processus de paix politique est une menace sérieuse à une paix durable. Il faudra, par exemple, reconnaitre l’existence d’enfants-soldats ou prévoir leur réadaptation et réinsertion dans la société. Beaucoup d’anciens enfants soldats n’ont pas accès aux programmes d’éducation, de formation professionnelle, de regroupement familial ou à la nourriture et à l’abri dont ils ont besoin pour réintégrer avec succès la société civile. En conséquence, beaucoup finissent par se retrouver dans la rue, impliqués dans les crimes ou se réengagent dans les conflits armés. Peu d’associations de jeunes sont en place pour créer des opportunités par lesquelles, les jeunes peuvent articuler leurs problèmes. La paix sociale doit faire face à la nécessité de reconstruire les relations, la restitution, la compensation et la réconciliation aux niveaux communautaire et national.

La pression démographique des jeunes est une crise que doivent aborder le gouvernement centrafricain en raison, de la vulnérabilité de ce groupe au recrutement à la guerre et, de la violation potentielle des droits des enfants et des droits humains à la suite des conflits violents. Cependant, l’enrôlement, volontaire ou forcé, des jeunes dans les activités militaires actives est un crime en vertu de la Convention de l’ONU sur les droits de l’enfant (1989) et de la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant (Organisation de l’Unité africaine 1990). Nous lançons un appel au gouvernement de transition et à la communauté internationale afin de mettre l’accent sur la protection de la vulnérabilité des jeunes et des enfants, aussi bien en période de conflit qu’en période post-conflit, en veillant au respect de la législation internationale en la matière et à l’application des sanctions prévues par la loi. Nous faisons ici référence à l’article 77 de la Convention de Genève de 1949 qui fut la première déclaration internationale officielle sur la protection légale des enfants. Il stipule que « les enfants doivent faire l’objet d’un respect particulier et doivent être protégés contre toute forme d’attentat à la pudeur. Les Parties au conflit leur apporteront les soins et l’aide dont ils ont besoin du fait de leur âge ou pour toute autre raison.»[26] Ce document initial abordant la vulnérabilité des jeunes dans les situations de conflit a été complété en 1977 par les Protocoles I et II à la Convention de Genève, lesquels interdisent les États à employer les personnes âgées de moins de dix-huit ans pour porter les armes et ont établi le concept juridique d’enfants comme victimes en temps de guerre.

La Convention de l’ONU sur les droits de l’enfant (CDE) de 1990 a établi que la
protection de l’enfant contre la violence, l’abus et l’exploitation est un droit à respecter même en temps de conflit armé. La responsabilité de faire respecter ce droit incombe aux parents et tuteurs légaux, mais également aux États eux-mêmes qui doivent mettre en œuvre toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives pour protéger l’enfant contre toutes formes de violence, de négligence, d’atteinte ou d’abus, qu’ils soient d’ordre mental ou physique. La Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant (rédigé en 1990) renforce ces droits dans le contexte africain et exhorte les États membres à
protéger l’enfant contre (entre autres choses) l’exploitation sexuelle, la torture et
le recrutement dans les forces armées. Elle engage les États africains à protéger
la population civile, y compris les enfants, de toutes sortes d’abus et de violence
pendant les hostilités, y compris les hostilités et les tensions internes.

Enfin, la paix sociale passe aussi nécessairement, sans négliger l’éducation moderne dans sa complexité et sa nécessité – surtout dans un contexte centrafricain caractérisé par un taux élevé de l’analphabétisme avec ses conséquences sur la société, par une rééducation des jeunes aux valeurs traditionnelles. En effet, dans les traditions africaines, les jeunes ont une éducation collective, c’est-à-dire qu’ils sont soumis à la discipline collective. Au village, chacun est concerné par l’éducation des jeunes. Les corriger est un droit qui n’est pas exercé par les seuls parents, père et mère. L’éducation des jeunes les prépare, non à une vie individualiste, mais à être intégrés dans la société, car, une fois adultes, ils doivent y prendre des responsabilités. C’est ainsi qu’il est nécessaire pour eux de connaitre l’ordre social et de s’y plier. L’éducation traditionnelle implique aussi des devoirs vis-à-vis des autres et développe le sens du respect envers les anciens (ancêtres), le sens de la responsabilité, l’esprit d’entraide ainsi que l’hospitalité, entendue comme « ouverture à l’extériorité »[27]. Ce recours, et non retours, à certains éléments positifs de l’éducation traditionnelle permet de préparer les jeunes à assumer leur histoire et charges quotidiennes avec dignité et respect ; de combattre toute forme de violence et se soumettre, si nécessaire, pour garantir l’unité et la survie de la société.  Cette éducation traditionnelle est d’autant plus importante qu’elle prenne en compte l’initiation à la vie conjugale, donc à la responsabilité assumée ; au respect de la hiérarchie, à la solidarité, à la morale, à la discipline individuelle et à la discrétion.

Mesdames, messieurs, chers invités, chers amis, amis de la République Centrafricaine, je voudrais achever mon exposé en disant ceci : notre défis à nous tous, jeunes centrafricains, c’est de penser, jour après jour, la reconstruction de notre cher et beau pays la République Centrafricaine. Personne d’autre ne pourra relever ce défi à notre place. C’est un défis générationnel, reconstruire et faire émerger ce que les anciens ont mis à nu. Donc, devant l’urgence de panser, il est vital de choisir la nécessité de penser la nouvelle République Centrafricaine.

Je vous remercie !

Achile Igor BENAN

Chercheur-Politologue

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Bibliographie

Ouvrages

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Rapport et Usuel

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Documents Officiels

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  • Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant, 1990
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  • La Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant, 1990
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Mémoire

  • HEUNGOUP H. M., Le BIR et la GP dans la politique de défense et de sécurité du Cameroun. Socioanalyse du rôle présidentiel, des concepts stratégiques et d’emploi des forces, Mémoire de Master Gouvernance et Politiques Publiques, UCAC., 2011.

[1] Abdoulaye WADE, Un destin pour l’Afrique, Paris, Edit. Michel Lafon, 2005, p. 71-72.

[3] L. SINDJOUN, L’État ailleurs. Entre noyau dur et case vide, Paris, Economica, 2002, p. 1

[4]E. NGODI, L’Afrique centrale face à la convoitise des puissances, Paris, L’Harmattan, 2010, p.7

[5] Cf. S. AMIN, Le développement inégal, Paris, 1973.

[6] Cf. F.  X. VERSCHAVE, La françafrique : le plus long scandale de la république, Paris, Stock, 1998

[7]L. SINDJOUN, Le président de la république du Cameroun (1982-1996). Les acteurs politiques et leur rôle dans le jeu politique, CEAN-Bordeaux, Travaux et documents n°50, 1996, Cité par HEUNGOUP H. M., Le BIR et la GP dans la politique de défense et de sécurité du Cameroun. Socioanalyse du rôle présidentiel, des concepts stratégiques et d’emploi des forces, Mémoire de Master Gouvernance et Politiques Publiques, UCAC., 2011.

[8]M.-L. ROPIVIA, « Géopolitique et géostratégie : l’Afrique noire et l’avènement de l’impérialisme tropical gondwanien », in Cahiers de géographie du Québec, Vol 30, n0 79, 1966, pp. 5-19.

[9] Cf. MWAYILA TSIYEMBE, L’État postcolonial facteur d’insécurité en Afrique, Dakar, Présence africaine, 1990.

[10] Cf. J. F. BAYART, S. ELLIS, B. HIBOU, La criminalisation de l’Etat en Afrique, Paris, Complexe,
1997.

[11] Cf. A. MBEMBE, « Pouvoir, violence et accumulation », In Le politique par le bas, contribution à une problématique de la démocratie en Afrique noire, Paris, Karthala, collection les Afriques, 1992.

[12] Cf. B. BADIE et D. VIDAL, Nouvelles Guerres, Paris, Éditions La Découverte,  collection « État du monde », 2015, 258 p.

[13] Cf. E. NGODI, L’Afrique centrale face aux enjeux sécuritaires du XXIe siècle, file:///C:/Users/BERNY/Downloads/5-ngodi-les_perspectives_de_l_afrique%20(3).pdf, (consulté le 27/11/2015 à 09h 37).

[14]A. FOGUE TEDOM, « Du Concept de Sécurité », in FES, Femmes et sécurité en Afrique
Centrale, Yaoundé, Presse Universitaires d’Afrique, 2009, p. 15.

[15] J.F. BAYARD, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

[16]Cf.  Dictionnaire encyclopédique, paris, Quillet, 1985.

[17] P. GOURDIN, « République Centrafricaine : géopolitique d’un pays oublié » In  La revue géopolitique, http://www.diploweb.com/Republique-centrafricaine.html, (consulté le 17 juin 2015 à 03h 36).

[18] CRISIS GROUP, République Centrafricaine : anatomie d’un Etat fantôme, Rapport n° 136, 2007.

[19] R. YELE et P. DOKO, Les défis de la Centrafrique : gouvernance et stabilisation du système, London, ABC, 2011.

[20] P. GOURDIN, « République Centrafricaine : géopolitique d’un pays oublié », In  La revue géopolitique, http://www.diploweb.com/Republique-centrafricaine.html, (consulté le 17 juin 2015 à 03h 36).

[21] Cf. P-C. BENINGA, Un Centrafrique en désarroi, Sarrebruck, EUE, 2015.

[22] Cf. Bertrand BADIE et Dominique VIDAL, Entretien réalisé par Stéphane Aubouard le vendredi 9 janvier 2015, L’Humanité, http://www.humanite.fr/bertrand-badie-et-dominique-vidal-nous-sommes-rentres-dans-lere-de-la-societe-guerriere-562196 (consulté le 11/08/2015 à 15h 53).

[23] Cf. S. P. HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2009.

[24] Cf. A. I. BENAM, La RCA : l’irrationnel au cœur d’un Etat en crise : propositions pragmatologiques pour une nouvelle rationalité politique et morale, Yaoundé, Inédit, 2014.

[25] Ibid.

[26] Article 77 de la Convention de Genève, 1949.

[27] A-I. BENAM, Phénoménologie des droits de l’homme chez Emmanuel Lévinas. De l’humanisme juridique à l’humanisme éthique, Sarrebruck, EUE, 2015, p. 45.