L’Affaire de la philosophie africaine. Au-delà des querelles

EBOUSSI BOULAGA F., L’Affaire de la philosophie africaine. Au-delà des querelles, Paris, Editions terroirs et Karthala, 2012, 248p.

La thèse centrale de l’ouvrage est que le débat sur l’existence ou la non-existence d’une philosophie africaine, l’opposition entre la philosophie occidentale et la philosophie africaine sont vains et stériles, car l’un et l’autre camp restent prisonniers d’une conception de la philosophie où celle-ci n’est plus un mode de vie, une manière « de vivre et de mourir personnellement selon le vrai, le bien et le beau ».  Après avoir été la servante de la théologie, la philosophie est devenue la « domestique » de la techno-science et de l’idéologie du développement dans le cadre de l’Etat dont les philosophes sont des fonctionnaires parmi d’autres. Chacun des chapitres est une illustration de cette problématique générale.

Le premier chapitre est une critique fouillée de La philosophie bantoue du Père Placide Tempels, ouvrage publié en 1945 et qui prétendait exposer la philosophie des Bantous. La critique porte d’abord sur la méthode employée pour établir l’existence d’une philosophie africaine, la logique de la démarche et le recours à l’ontologie. Elle porte ensuite sur la signification socio-historique de l’entreprise pour une Afrique qui aspire à la liberté et à l’auto-détermination.

Dans le deuxième chapitre, et en réponse au reproche qu’on lui avait fait d’avoir ignoré les autres écrits de Tempels, l’auteur restitue La philosophie bantoue dans l’ensemble de l’œuvre du missionnaire franciscain. Il montre que l’ouvrage n’est qu’une théorie maladroite de l’action de Tempels, de son souci de partager la vie et les préoccupations de ses ouailles. On retrouve la philosophie comme manière de vivre, mode de la vie, ce qui a échappé aussi bien aux héritiers de La philosophie bantoue qu’à ceux qui l’ont critiquée au nom de « la philosophie occidentale » érigée en critère normatif.

Le troisième chapitre est une réponse méthodique et détaillée aux accusations de plagiat portées contre l’auteur par un jeune philosophe camerounais dans sa thèse couronnée et publiée par la Sorbonne. Au-delà de la critique des procédés de l’accusation, il s’agit d’un exposé pédagogique qui invite à dépasser une conception lexicale de la philosophie, les modes et les mondanités « philosophiques », le recours forcé à la citation qui camouflent mal le vide de la pensée. Il dit ceci : « Je n’ai le goût ni l’outrecuidance de me substituer à ces divinités dans ma tâche si vaine humainement parlant. Je laisse à d’autre la délectation morose de faire l’inventaire des néologismes dont M. BIDIMA peut s’enorgueillir », « Il souffre d’une aphasie de réception »[1]. Voilà pourquoi, il faut exclure la justice vindicative au profit de la justice restaurative.[2] Encore une fois, la philosophie est une manière de vivre, « pratique d’un lieu », « une topologie ».

Le quatrième chapitre se présente comme une Lecture hérétique de la Théorie de la justice de John Rawls réputée incontournable. L’anthropologie révèle qu’avant le modèle du contrat social, il y a les « universaux » instituant de l’humain qui nous tiennent ensemble et nous obligent en dehors de tout consentement : les liens gracieux de la générosité, du don appelant la reconnaissance et le contre-don qui restitue à d’autres ce que nous avons nous-mêmes reçu de ceux qui ne sont plus là. Une théorie universalisable de la justice suppose la discussion interculturelle sur la base « des diverses manières actuelles et possibles d’advenir comme humain », un « dialogue des lieux ».

Le cinquième chapitre est considéré par l’auteur lui-même comme le cœur de l’ouvrage, et c’est là qu’on trouve la thèse centrale dégagée plus haut. Le développement annonce-t-il la fin de la philosophie ? Une longue section est consacrée à la Chine : trouvera-t-elle son salut dans la course effrénée au développement ? La philosophie n’est pas le retour à une prétendue harmonie originelle (l’identité africaine ou la raison), ni la recherche d’un accomplissement (développement scientifique et technique) simplement postulé. Elle est étrangère à toute détermination en première et/ou dernière instance (origine ou Fin, archéologie ou eschatologie ou téléologie). Comme art de vivre et « discours des lieux de vie », elle « ne commence pas mais recommence seulement. Pareillement, elle ne finit jamais, mais s’arrête, quand vient le moment de boire la ciguë ».

Y a-t-il un sens à invoquer Aristote, « qui passe pour le père de cette métaphysique qui se supprime et se conserve tout à la fois comme science et comme technologie », quand on considère la philosophie comme un art de vivre identifié avec la quête de la sagesse ? Le sixième et dernier chapitre du livre montre que la « philosophie » d’Aristote est radicalement aporétique par sa méthode exposée dans l’ouvrage appelé les Topiques. « L’aporie est, avant et après tout, une situation vitale intenable » et « l’unique lieu de naissance et de la prolifération du philosopher ». Celui-ci consiste à chercher à sortir de l’embarras par et dans l’échange et la discussion avec les autres, la mise à l’épreuve des solutions. Ainsi, l’art topique permet aux Africains de « sortir du bantoustan mental postapartheid ».

Achile Igor BENAM.

[1] EBOUSSI BOULAGA F., L’Affaire de la philosophie africaine. Au-delà des querelles, Paris, Editions terroirs et Karthala, 2012, p. 115.

[2] Idem, p. 116.

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