Cet extrait est la première partie d’un article intitulé « Quelle justice pour une paix durable : regards croisés de John Rawls et Paul Ricoeur sur la justice »
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PREMIERE PARTIE
Regards de Paul Ricoeur sur la théorie de la justice
La justice a-t-elle besoin de déontologie ?
L’histoire ne nous fournit que des exemples de paix violées, de guerres injustes et cruelles, de champs dévastés, de villes réduites en cendres. L’épuisement seul semble forcer les princes à la paix[1]. Dans les cours de philosophie politique comme dans les cafés philosophiques privés, on se demande inlassablement quelle justice pour une paix durable dans un monde qui favorise de flagrantes inégalités de puissances, de revenus et de propriétés. L’idéal de justice autorise-t-il la peine de mort ? Est-il juste de légaliser l’avortement ? Est-il juste de mener une guerre préventive ? La paix est-elle le résultat d’une justice unilatérale ? Est-il vrai que celui qui veut la paix doit préparer la guerre ? La paix est-elle à la portée de l’homme ? La justice est-elle la garantie d’une paix durable ? La charité dispense-t-elle de la justice ? Quel modèle de justice sociale pour une paix durable dans notre société en mal de repères et peu respectueuse de la morale normative ? Pour apporter notre contribution philosophique à la réponse à cette dernière question qui récapitule toutes celles qui la précèdent, notre démarche opère un double parti pris méthodologique qu’il convient de justifier dès le départ.
Premièrement, nous faisons de la justice un préalable à la paix, comme le laisse percevoir l’intitulé de cette analyse. En effet, chez les Grecs, la justice (dikaiosunè) est une norme de la nature. Le juste ordonnancement de la nature et l’organisation de la polis sont ordonnés au bonheur (Eudaimonia) et à l’épanouissement humain dont le caractère suprême est un climat de paix[2]. La paix comme un état de concorde et de tranquillité durable est recherchée par-dessus tout, elle est la fin de toutes les luttes pour la justice. Si la paix est l’état naturel de tout corps politique, la justice en est la santé et le préalable. Tout homme qui désire la paix doit pratiquer la justice comme la condition de tout bonheur. La paix véritable est à comprendre comme œuvre de justice parce que la justice est une composante essentielle de la vie bonne. De même, les objectifs de la 53e Assemblée Générale de l’UNESCO pour une culture de la paix exhortent les hommes à plus de justice pour bâtir une paix durable. Quel contenu donner à cette justice ? C’est la question qui nous conduit à un second parti pris.
Deuxièmement, nous choisissons de rechercher un modèle de justice dans la Théorie de la justice[3] de John Rawls. Il y a une diversité de réponses concurrentes apportées à la question de la justice sociale en vue de bâtir une communauté politique pacifiée. Certaines conceptions invoquent les droits inaliénables de l’homme, d’autres quelque notion de contrat social, d’autres encore le critère d’utilité. Notre choix de nous confronter à John Rawls s’explique par la prétention universaliste de la justice comme équité[4](conception politique et non compréhensive de la justice) et par le caractère incontournable de cette théorie dans l’enseignement de la philosophie morale et politique dans le monde anglo-saxon. En outre, la critique enrichissante qu’en a fait Paul Ricœur peut paraître féconde et riche de la promesse d’une paix sociale. Mais notre propos consistera à en examiner la convergence avec la justice comme équité de Rawls.
Si nous considérons tout l’éventail des conceptions rivales de la justice et les multiples questions que pose la paix, nous parvenons à l’évidence que la question qui mobilise notre attention est d’une brûlante actualité. Pour mener à bien cette réflexion, nous exposerons d’abord les principes de la justice comme équité en tant que premiers fondements d’une conception politique de la justice. Nous relèverons ensuite les paradoxes de la justice procédurale de Rawls. En analysant les objections faites par Ricœur à la justice comme équité de Rawls, nous nous interrogerons enfin sur la légitimité philosophique de l’articulation entre la logique d’équivalence de la justice et la surabondance de l’amour supra-éthique comme chemin vers une paix durable.
I LES PRINCIPES DE LA JUSTICE POLITIQUE DE JOHN RAWLS
John Rawls envisage la société comme un système d’équité où les contractants coopèrent au bien de tous. Les principes de la justice, en tant que composante essentielle d’une conception politique de la justice, spécifient les termes équitables de la coopération sociale dans un régime démocratique. Ils concernent l’assignation des droits et devoirs fondamentaux et la division des bénéfices qui proviennent du système de coopération sociale. Ils présentent des enjeux politiques indéniables.
1 John Rawls et la théorie politique de la justice
John Rawls (1921-2002) se présente comme un héritier des théoriciens du contrat que sont Locke et Rousseau. Il se revendique aussi d’une filiation kantienne. Partisan de la démocratie socio-libérale, Rawls développe une approche du lien social visant à articuler le caractère de sujet de droits (d’individus membres d’une société) et les rapports socio-économiques afin que justice sociale et efficacité économique puissent aller de pair[5]. Rawls propose une doctrine sociale de la justice comme équité dans sa Théorie de la justice. Les analystes politiques considèrent cet ouvrage comme l’un des plus importants textes de philosophie morale et politique de notre temps. Rawls se fixe deux objectifs : premièrement, fournir une analyse convaincante des droits et des libertés de base ainsi que de leur priorité ; deuxièmement, compléter cette analyse par une conception de l’égalité démocratique qui s’appuie sur l’égalité des chances et le principe de différence. Ce principe encore appelé la « différence de distribution » dit qu’il n’est acceptable de tolérer les inégalités que lorsqu’elles sont au bénéfice de tous ou quand elles promeuvent les plus défavorisés.
L’approche rawlsienne de la justice préconise que les droits, les libertés de base et leurs priorités garantissent de manière égale à tous les citoyens les conditions essentielles au développement adéquat et à l’exercice plein et conscient de leurs deux facultés morales : le sens de la justice et la conception du bien. C’est sur ces deux facultés que portent les applications fondamentales des objectifs de la Théorie de la justice[6] : l’application des principes de la justice à la structure de base de la société et l’application des facultés de raisonnement des citoyens à la réalisation rationnelle de leur conception du bien. Le concept de “structure” signifie le système unifié de coopération d’une société, l’ensemble des institutions politiques, sociales et économiques de tout régime démocratique (Justice et Démocratie, p. 248).
Rawls définit la justice comme l’équité du processus de choix des principes de la justice. Elle est « la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée »[7]. L’on peut tirer deux conséquences de cette définition. Premièrement, Rawls fait de la justice le principe du politique, au même titre que la vérité celui du théorique, fondant ainsi la justice dans le politique. De même que personne ne pourrait spéculer rationnellement sans avoir comme postulat fondamental le principe de vérité, tous devraient poser la justice comme principe axiomatique, base de toute démarche politique, précédant tout acte et tout acte la supposant. Etant les vertus premières du comportement humain, la justice et la vérité ne souffrent d’aucun compromis.
Deuxièmement, la justice quitte la sphère du droit et du positivisme pour échoir aux individus sociaux considérés comme des sujets capables d’un sens de la justice. Le droit naturel les rend aptes à jouir de l’inviolabilité que confère la justice aux sujets moraux qui ont leurs propres systèmes de fins. Le « polythéisme des valeurs » et l’option libérale l’emporteront sur la centralité du droit positif. Le juste est à construire, il ne s’impose pas de l’extérieur. C’est pour prévenir les conflits des conceptions du bien que les principes de la justice seront choisis au moment de la délibération publique sous un voile d’ignorance. Le modèle de justice politique que propose Rawls ne peut s’appliquer que dans la structure de base d’un Etat parfaitement démocratique où les libertés fondamentales sont garanties.
En effet, la conception politique de la justice dont nous voulons relever les enjeux est destinée à servir de base aux institutions politiqu es d’une démocratie constitutionnelle. Qu’entend-on par justice “politique” ? La justice comme équité de Rawls est présentée comme une conception politique de la justice parce qu’elle concerne seulement la sphère du public, de la communauté politique, et non les autres formes d’associations humaines qui ne posent pas les mêmes problèmes. “Le politique désigne les groupements dont on ne choisit pas librement de faire partie et où l’exercice du pouvoir coercitif de l’Etat représente toujours une menace pour les droits et les libertés”. Le politique désigne encore tout domaine limité auquel s’appliquerait la théorie de la justice (Justice et Démocratie, p. 363).
Ainsi, la théorie de la justice est l’application politique de la doctrine du juste comme équité. La justice comme première vertu des institutions politiques recherche en tout l’équité. Cette forme de justice s’appuie sur deux principes : le principe d’égale liberté pour tous et le principe de différence. Ces principes sont choisis sous le voile d’ignorance, c’est-à-dire dans une situation où ceux pour qui ces principes s’appliqueront sont supposés ignorer, au moment du choix, leur conception du bien et les avantages liés à leur position en société.
2 Les principes de la justice
Les principes de la justice ont pour objet l’équitable distribution des biens sociaux et économiques dans les institutions politiques qui constituent la structure de base de la société et le système de coopération sociale. Dans sa Théorie de la justice, John Rawls a présenté une formule provisoire des principes de la justice[8]. La formulation définitive est proposée dans son ouvrage Le libéralisme politique[9]. Dans les deux cas, il s’agit des principes de la plus grande liberté pour tous et de la différence de distribution.
a) Le principe d’égale liberté pour tous
Le principe de la plus grande liberté égale pour tous[10] s’énonce ainsi « Chaque personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et de droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur.»[11] Rawls demande l’égalité dans l’attribution des droits et devoirs. Ceci passe par la définition d’une liste de libertés en faisant en sorte qu’elle soit à la fois la plus étendue possible, et le plus compatible possible avec l’ensemble du système politique. Il y a les libertés politiques (liberté d’association, droit de vote, droit de postuler à un poste public), les libertés d’expression, de pensée, de conscience, de réunion, les droits à l’intégrité physique, psychologique et morale.
Le principe de la plus grande liberté est lexicalement premier. C’est-à-dire que les libertés forment un ensemble inaliénable et non négociable. On ne peut limiter la liberté qu’au nom d’une liberté plus grande, jamais pour des avantages socio-économiques. En effet, une réduction de la liberté doit renforcer le système total de libertés partagé par tous. Les libertés sont si fondamentales qu’aucun avantage ne peut leur être prioritaire. Ce principe formule la priorité de la liberté. Cela implique que la réforme des institutions politiques est prioritaire dans sa conception d’une théorie libérale de la justice. Toutefois, les libertés ne peuvent, en elles-mêmes justifier le laisser-faire, ni même le capitalisme (défini comme la propriété privée des moyens de production).
b) Le principe de la juste égalité des chances.
Ce deuxième principe énonce un double principe (deux conditions) : la juste égalité des chances et la différence de distribution. Le deuxième principe s’énonce ainsi : « les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions : a– s’attacher à des positions et à des fonctions ouvertes à tous selon une équitable égalité des chances, b– être au plus grand avantage des membres les plus désavantagés de la société »[12]. Selon Rawls, l’égalité est aisée à établir si l’on décrit les partenaires sociaux de la même façon et les situe de manière égale, dans une position symétrique les uns par rapport aux autres[13]. Il apparaît clairement que conformément à la lecture faite par Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, il ne s’agit pas d’une égalité des fortunes mais d’une égalité des chances et des conditions[14]. L’égalité ne peut avoir lieu qu’en des rapports, et non entre des choses.
Le principe de différence fait appelle au principe du maximin (la maximisation de la part minimum) comme stratégie d’évitement de risque dans les questions de partage. Le principe de différence instaure une discrimination positive en faveur des plus désavantagés. Cela se justifie par le fait que dans les échanges, inégaux il y a un point d’équilibre où l’on préfèrera des inégalités moindres à celles plus grandes. Il ne doit y avoir d’inégalité que s’il y va de l’intérêt de chaque membre de la société et surtout des plus défavorisés. En d’autres termes, des inégalités ne pourraient être justifiées que si la société en tire elle-même un plus grand avantage (optimum de Pareto). C’est pour cette raison que, selon Rawls, un taux d’épargne particulièrement élevé doit, au total, alléger la charge de ceux qui ont à le supporter. Concrètement, une personne talentueuse aura donc droit légitimement aux revenus plus élevés que lui vaut son talent si la collectivité en profite aussi par le reversement de l’impôt.
En favorisant les libertés publiques et l’égalité des chances et en autorisant la discrimination positive dans la redistribution des biens pour corriger certaines inégalités de fait, les principes de la justice énoncent deux types de priorités : premièrement, la priorité de la justice sur l’efficacité et le bien-être (au sens de Wilfred Pareto) ; deuxièmement, celle du principe de l’égale liberté (libertés de base) sur le second principe de la justice. Rawls concilie libertés poltiques et justice sociale. La justice n’est plus égalitaire mais équitable. Rawls affirme que ces principes et règles de priorité de la justice comme équité, même s’ils sont incomplets, devraient être convaincants dans le contexte de leur application. Quels sont les enjeux de la justice politique de Rawls ?
3 L’intérêt politique de la justice comme équité
En défendant la liberté de citoyens, l’égalité des chances et la prise en compte de l’intérêt des minorités et la priorité du juste sur le bien, la justice comme équitéreprésente une avancée socio-politique considérable. Examinons-en trois principaux enjeux : la fondation de la justice procédurale dans la position originelle, la réfutation de l’utilitarisme, le projet d’une société politique juste. Le premier intérêt est au service du deuxième, et les deux premiers au service du dernier. Les principes de la justice (le premier en l’occurrence) ne reçoivent application que dans un modèle démocratique construit sur des institutions politiques justes.
a) La position originelle et le voile d’ignorance
Cette double fiction a une portée politique importante. Elle ouvre les voies d’une citoyenneté égale basée sur un compromis politique au sujet des principes de la justice. Mais la fiction ne crée pas une société politique, elle permet de convenir des règles de coopération sociale et de partage économique. Ainsi, la « position originelle » n’est pas un état a-social ou pré-social mais un état fictif dans lequel sont mis en scène les membres présumés d’une société qui font abstraction de leurs conditions particulières réelles en vue d’un choix équitable. La fiction de la « situation originelle » offre aux contractants, couverts par le « voile d’ignorance », de choisir raisonnablement les principes devant régir l’ordre social. L’allégorie du « voile d’ignorance » pose que les partenaires ignorent leur place, leur position ou statut social, leurs capacités naturelles, et les contingences qui les mettraient en conflit[15].
Dans la position originelle, les partenaires disposent néanmoins d’une autonomie morale et d’une connaissance générale de la société politique et des règles économiques, ce qui leur permet de faire des choix rationnels. Il convient pour plus de clarté dans notre propos de faire une distinction entre les deux parties la position originelle qui correspondent aux deux facultés de la personnalité morale complète engagée dans le processus politique. Il y a la capacité d’être rationnel et la capacité d’être raisonnable. Les partenaires en tant que représentants rationnellement autonomes des personnes dans la société, de leur conception du bien et dans leur capacité à réviser et à poursuivre rationnellement cette conception, représentent le Rationnel. Ces partenaires ne jouiront de leur autonomie complète, le Raisonnable, que lorsque leur conception du bien aura progressé après le processus de construction de manière compatible avec le respect des termes équitables de la coopération sociale (société bien ordonnée).
Ainsi, dotés d’abord du Rationnel, ils accèdent après au Raisonnable, qui est la capacité des partenaires à avoir un sens de la justice, une capacité à respecter les termes de la coopération sociale. Le Raisonnable touche alors aux contraintes auxquelles les partenaires sont soumis. L’autonomie rationnelle n’est que celle des agents artificiels alors que l’autonomie complète reflète l’idéal politique à réaliser dans le monde social. Rawls veut montrer ainsi que la personne dans la position originelle n’est pas « moralement neutre », confinée seulement dans la notion de rationalité. Malgré cet exercice de justification, il semble évident que Rawls n’arrive pas à convaincre sur ce plan. Si le Raisonnable n’est que la deuxième partie de la position originelle, cela ne reconnaît pas aux partenaires un sens originaire de la justice. D’où les critiques formulées contre Rawls. D’ailleurs, la supposition d’un parfait accord entre les hommes est l’un des axiomes les plus contestés de sa théorie. Chacun est invité à se confronter lui-même aux textes de Rawls, surtout dans Justice et démocratie, Seuil, coll. Points, pp. 171-174.
Rawls pense une situation originelle totalement hypothétique où des individus, déjà membres d’une société démocratique (d’où l’inutilité de l’hypothèse d’un état de nature) choisiraient les règles devant régir leurs rapports sous un voile d’ignorance. En définissant de manière procédurale et argumentative une charte politique de répartition des avantages sociaux, Rawls pose un fondement politique aux principes de la justice. La justice rawlsienne ne fait référence à aucune fondation substantielle des principes de la justice, qu’elle soit cosmocentrique ou théocentrique. Ses principes ne sont pas à découvrir dans un ordre transcendant, ils sont à construire de façon procédurale par la fiction contractualiste. La justice est à construire. C’est un procédé constructiviste, artificialiste et déontologiste. Rawls ne prend pas appui sur un « état de nature » mais sur l’idée d’une « situation originelle » qui suppose l’équité[16].
L’intuition de la théorie de la justice comme équité consiste à se représenter les principes premiers d’une justice formelle comme faisant l’objet d’un accord originel dans une situation initiale définie de manière adéquate[17]. Bruno Bernardi définit la justice de Rawls comme une équité de position originelle et une équité de distribution[18]. Car le recours à la situation originelle et au voile d’ignorance permet d’éviter les conflits d’intérêts et les inégalités sociales qu’engendrent les choix effectués par des personnes conscientes des positions avantageuses qu’ils pourraient en tirer. « Il est clair, affirmait Rawls, que c’est la manière dont les institutions sociales utilisent les différences naturelles, permettant à la chance d’intervenir, qui définit le problème de la justice sociale.»[19] Les institutions de ce genre s’inspirent des doctrines utilitaristes.
b) La réfutation de l’utilitarisme
La supposition de la position originelle et l’allégorie du voile d’ignorance qui l’accompagne sont hypothétiques, mais elles permettent d’entrevoir une alternative à l’utilitarisme qui est une doctrine morale exclusive des faibles et des minorités politiques. « Mon but est d’élaborer une théorie de la justice qui représente une solution de rechange à la pensée utilitariste… (dont) l’idée principale est qu’une société est bien ordonnée, et par là même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l’ensemble des individus qui en font partie.»[20] Rawls assignait comme objectif à la justice comme équité d’élaborer une conception politique de la justice pour remplacer celle qu’on trouve dans l’utilitarisme. Adam Smith, David Ricardo, John Stuart Mill, Wilfred Pareto, Henry Sidgwick, Edward Moore, Jeremy Bentham incarnent les plus grandes figures de cette tradition morale inspirée par l’approche libérale du modèle économique classique et néo-classique.
Les utilitaristes considèrent dans leur ensemble que le but de l’État est de chercher le bien être collectif, considéré comme la somme de l’utilité des individus. Il s’agit d’obtenir le maximum de satisfaction pour le plus grand nombre, en sacrifiant en cas de nécessité les « moins utiles » de la société. L’utilitarisme repose en effet sur une théorie de la valeur et de l’utilité restrictive selon laquelle toute personne est évaluée selon la quantité de bien-être qu’il procure à la société. Ce principe d’utilité est selon Rawls « un principe agrégatif de maximisation, sans tendance inhérente ni à l’égalité, ni à la réciprocité.»[21] Ce principe ne considère pas les citoyens dans leur particularité et dans leurs droits mais s’attache à les évaluer par rapport à un groupe pris dans sa globalité. Cette conception de la justice, qui ne recherche que l’efficacité sans égard pour l’égalité, viole les intérêts légitimes des citoyens et les exigences de la réciprocité.
John Rawls ne partage pas cette vision de la société politique. Il se propose de corriger ces déséquilibres sociaux par une meilleure redistribution des revenus et richesses de la société. Car une conception politique de la justice doit prendre en compte les exigences de l’organisation sociale et l’efficacité économique. La critique rawlsienne de l’utilitarisme est féconde, vu l’enjeu politique que l’égalité des chances et la réduction des inégalités représentent. Mais une objection peut lui être faite. Rawls lui-même apparaît comme un utilitariste. La recherche d’une meilleure situation sociale pour les plus défavorisés comporte une idée d’utilité. Mais l’utilité que peut procurer une redistribution des biens selon le principe de différence ne serait que de courte portée, puisqu’une discrimination positive est toujours au détriment de quelqu’un. Rawls corrige un déséquilibre par une autre forme d’inégalité.
Il n’est cependant pas négligeable de vouloir « établir une procédure équitable de telle sorte que tous les principes sur lesquels un accord interviendrait soient justes. L’objectif est d’utiliser la notion de justice procédurale pure en tant que base de la théorie.»[22] La théorie de la justice comme équité, même si elle ne convaint pas tous ses détracteurs, peut fournir une base morale plus appropriée pour les institutions d’une société démocratique. C’est en cela que le projet politique de Rawls trouve une pertinence.
c) Le projet d’une société politique juste
Selon Rawls, un des objectifs de la justice comme équité est de procurer une base philosophique et morale acceptable aux institutions démocratiques. Il part du principe selon lequel une société politique juste, qui ne vise pas uniquement son bien-être global au détriment des citoyens, doit considérer les agents engagés dans la coopération sociale comme libres et égaux. Cela exige de savoir comment les revendications de liberté et d’égalité doivent être comprises de façon à permettre des débats sur le sens et le fondement des droits et libertés constitutionnelles. La justice comme équité vise à renforcer la culture politique publique des sociétés démocratiques de même que les traditions d’interprétation de leurs constitutions[23].
D’un point de vue politique (public, communautaire), cette culture démocratique s’expérimente à travers la délibération, c’est-à-dire des discussions publiques sur les questions essentielles du droit politique. C’est pour définir les cadres de cette société politique juste et équitable que Rawls a eu recours à la fiction de la position originelle. Toutes les règles de partage convenues le sont sous le voile d’ignorance, dans la méconnaissance des ses avantages et de sa position sociale. Les citoyens ne considèreront pas leur ordre social comme un ordre naturel fixe, ni comme une structure institutionnelle justifiée par les doctrines religieuses. A ce titre, aucun parti politique ne devrait chercher à limiter les droits fondamentaux d’une classe ou d’un groupe donné[24].
L’idée fondamentale de la justice comme équité est que la société est considérée comme un système équitable de coopération sociale, à travers le temps, d’une génération à la suivante (Théorie de la justice, p. 30). C’est selon Rawls, l’idée centrale et organisatrice de sa conception politique de la justice destinée à un régime démocratique. Pour y parvenir, il faut une « société bien ordonnée », c’est-à-dire une société effectivement régie par une conception publique de la justice. L’idéal d’une société bien ordonnée a d’autres implications : la société sera guidée par des règles et des procédures publiquement admises par tous comme appropriées pour leur conduite. Au nom de la mutualité et de la réciprocité prônées par la justice comme équité, tous les citoyens s’acquitteront de leur tâche selon les règles convenues. Les avantages rationnels (pour le bien de chacun) seront évalués par un critère public et accepté.
L’initiative de Rawls reste un projet dans la mesure où il n’a fait que poser l’hypothèse d’une société bien ordonnée dont les structures devaient servir de base à des institutions d’une société juste en général. Elle ressemble bien à une « idée régulatrice » (Rawls parle justice régulative, J & D, p. 246) de toute société politique ayant des visées socio-économiques. Une justice politique repose sur des bases morales, mais elle est concue pour des institutions politiques, sociales et économiques . C’est ainsi que Rawls veut éviter les avatars de l’utilitarisme qu’il réfute. En y substituant une « utopie réaliste », un modèle de justice formelle anhistorique soutenue par une métaphysique antisacrificielledu sujet politique, John Rawls a prêté le flanc à d’énormes critiques. Paul Ricœur lui a objecté qu’il a ignoré qu’un sens de la justice précède tout formalisme.
Conclusion partielle
Une société politique juste est celle qui applique la justice comme équité. Rawls trouve la conception politique de la justice la plus acceptable dans la justice comme équité. La conception politique de la justice est l’une des fins les plus importantes d’une démocratie constitutionnelle. Dans une démocratie le critère de la justice réside dans sa conception politique. Cette justice “ne se contente pas de fournir un fondement à la justification des institutions politiques et sociales sur lequel l’opinion publique doit s’accorder mais qui contribue aussi à en garantir la stabilité d’une génération à l’autre” (Justice et Démocratie, p. 245). Rawls veut éviter de fonder une telle justification sur les seuls intérêts individuels ou de groupe. Cela ruinerait la stabilité de l’institution politique. Il rappelle qu’une conception politique de la justice ne doit pas être compréhensive (portant des idéaux de vertu personnelle, générale ou religieuse, c’est l’exemple de l’utilitarisme et du perfectionnisme). Une telle morale ne saurait fonder une justice publiquement acceptable et ne s’accorde pas avec la conception politique de la justice.
A SUIVRE,
DEUXIEME PARTIE :
LES PARADOXES DE LA JUSTICE PROCEDURALE SELON PAUL RICOEUR
TROISIEME PARTIE :
QUELLE DEONTOLOGIE POUR UNE PAIX SOCIALE DURABLE ?
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VOIR >>> La justice a-t-elle besoin de déontologie ?
Peut-on réinventer le concept de développement ?
Approche philosophique de la démocratie
[1] Article « paix »de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1765), in Emmanuel Kant, Pour la paix perpétuelle, Presses universitaires de Lyon, 1985, p. 119.
[2] Alasdair MacIntyre, Quelle justice ? Quelle rationalité ?, trad. Michèle Vignaux d’Hollande, PUF, 1993, p.111.
[3] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997(1987).
[4] Johan Michel, Une philosophie de l’agir humain, collection « Passages », Paris, Cerf, 2006, p. 407.
[5] Bruno Bernardi, La démocratie, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 128-129.
[6] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 11.
[7] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 29.
[8] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 91.
[9] John Rawls, libéralisme politique, trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 1995, p. 5-6.
[10] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 157.
[11] Jacques Bidet, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF, 1995, p. 11.
[12] Jacques Bidet, John Rawls et la théorie de la justice, Paris, PUF, 1995, p. 11.
[13] John Rawls, Justice et démocratie, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1993, p.121.
[14] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, Paris, GF-Flammarion, 1981, p. 112.
[15] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 168-169
[16] Johan Michel, une philosophie de l’agir humain, collection « Passages », Paris, Cerf, 2006, p. 384.
[17] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 151.
[18] Bruno Bernardi, La démocratie, Paris, GF-Flammarion, 1999, p. 128.
[19] John Rawls, Justice et démocratie, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1993, p.123.
[20] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 49.
[21] Bertrand Guillarme, La justice comme équité. Une reformulation de la théorie de la justice, Paris, Editions La Découverte, 2003, p. 171.
[22] John Rawls, Théorie de la Justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1997, p. 168
[23] Bertrand Guillarme, La justice comme équité. Une reformulation de la théorie de la justice, Paris, Editions La Découverte, 2003, p. 22.
[24] Bertrand Guillarme, La justice comme équité. Une reformulation de la théorie de la justice, Paris, Editions La Découverte, 2003, p. 23-24.