L’existentialisme athée de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961)

L’Atelier des concepts, par Emmanuel AVONYO, op

Semaine du 18 janvier 2010

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EXISTENTIALISME/3              

On présente Merleau-Ponty comme le philosophe de « l’ambiguïté » (Ferdinand Alquié). Sa philosophie « boiteuse » est à cheval entre l’action et la pensée, le non-sens et l’absolu. Elle veut pourtant chercher dans la notion d’existence le moyen de se penser, et affronter comme un problème le rapport de l’homme avec l’homme. L’homme est une idée historique dans laquelle tout est nécessité et contingence. Mais qu’en est-il du rapport de Merleau-Ponty à la foi ? Là encore, l’ambiguïté est de règle. Sa critique du christianisme suffit pourtant à le ranger, à tort ou à raison, parmi les humanistes athées. Nous esquissons ici quelques idées d’ordre général pour introduire à cette pensée brillante qui mérite d’être fréquentée tant pour sa profondeur que pour sa subtilité.

Sartre et Merleau-Ponty

Jean Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty ont été tous deux élèves de l’Ecole Normale Supérieure pendant la même période. Sans avoir été le disciple de Sartre, Maurice Merleau-Ponty a une pensée à coloration sartrienne. Autrement dit, les idées des deux philosophes concordent souvent, tant ils ont vécu dans le même milieu intellectuel et partagé le même engagement politique en faveur des principes marxistes et communistes. Déçu par l’ultrabolchevisme de Sartre, Merleau-Ponty claqua la porte de la Revue Temps modernes dont ils étaient co-directeurs.

L’œuvre de Merleau-Ponty est aussi engagée politiquement que celle de Sartre, ils vouent un culte varié pour des domaines d’intérêt tels que la littérature, l’art, l’anthropologie et la psychologie. La phénoménologie husserlienne a été un point de départ décisif pour Merleau-Ponty. Son analyse phénoménologique du vécu  humain, et plus particulièrement de la perception, illustre sa démarche au sein de la phénoménologie existentialiste française. La perception est le but et le moyen de toute recherche. Nos perceptions nous font naître au monde. Ferdinand Alquié et Alphonse De Waelhens qualifient sa doctrine de « philosophie de l’ambiguïté ». Et pourtant, notre philosophe s’est souvent évertué à tirer au clair des malentendus philosophiques.

« La querelle de l’existentialisme »

Nous n’allons pas restituer ici cette querelle, vu la brièveté requise pour notre propos. Plusieurs textes de Merleau-Ponty, dont celui contenu dans Sens et non-sens, sont édifiants à ce sujet. Il est tout de même important de signaler ici que Merleau-Ponty veut échapper à une alternative classique s’agissant de la conception de l’existence humaine. « D’un côté l’homme est une partie du monde, de l’autre il est une conscience constituante du monde. Aucune de ces deux vues n’est satisfaisante. » Il n’adoptera donc aucune des voies ouvertes par cette double tradition phénoménologique.

Merleau-Ponty répond aux parties en présence que « si l’homme était une chose entre les choses, il ne saurait en connaître aucune, puisqu’il serait, comme cette chaise ou comme cette table, enfermé dans ses limites, présent en un certain lieu de l’espace et donc incapable de se les représenter tous. » C’est pourquoi la philosophie doit reconnaître à l’homme une autre manière d’exister, une existence entre-deux pôles qui s’appellent. Ce qui, de notre point de vue, rend quasiment insaisissable l’existant Merleau-pontynien.

Laissons-lui encore la parole afin qu’il précise sa pensée sur la condition existentielle de l’homme : « Il faut lui reconnaître une manière d’être très particulière, l’être intentionnel, qui consiste à viser toutes choses et à ne demeurer en aucune. Mais si l’on voulait conclure de là que, par notre fond, nous sommes esprit absolu, on rendrait incompréhensibles nos attaches corporelles et sociales, notre insertion dans le monde, on renoncerait à la condition humaine. » En un mot, Merleau-Ponty privilégie par-dessus tout l’enracinement de l’homme dans sa condition sans absolutisation de son être. Sa phénoménologie en est une description typique.

La phénoménologie existentialiste merleau-pontynien.

Une conviction fondamentale marque variée de cette philosophie existentielle : « Si philosopher est découvrir le sens premier de l’être, on ne philosophe donc pas en quittant la situation humaine : il faut au contraire s’y enfoncer. » Ces propos tirés de Eloge de la philosophie servent de grille de lecture à sa pensée. L’on ne s’enfonce dans le monde que par son corps qui est le « véhicule de l’être au monde ». Chaque corps se trouve avec un autre corps dans un monde intersubjectif, de réciprocité. L’être humain est avant tout chair, et non pas seulement corps. La chair vient dire que le corps est à la fois chose et conscience.

De grands ouvrages ponctuent l’itinéraire philosophique de Merleau-Ponty. Mentionnons-en deux : La structure du comportement (1942)et Phénoménologie de la perception (1945). Merleau-Ponty y aborde dans des perspectives différentes une étude philosophique sur l’homme en lien avec le monde.

La structure du comportement vise essentiellement à montrer que « les conceptions mécanistes du behaviorisme et de la théorie de la forme ne sauraient expliquer le comportement des organismes et, à plus forte raison, celui des êtres doués de conscience. » La nature ou le monde physique est celui de l’explication causale, mais la vie finalisée fait appel à la compréhension du sens des choses. Merleau-Ponty rejette aussi bien le matérialisme que le spiritualisme dualiste de Descartes. Il prône l’unité de l’âme et du corps comme le produit d’une élaboration intellectuelle et non des données immédiates. Pour lui, métaphysique et phénoménologie s’identifient l’une à l’autre. Et le « retour aux choses mêmes » signifie le retour au monde d’avant la connaissance dont la connaissance parle toujours.

Phénoménologie de la perceptionAyant réduit la métaphysique à la phénoménologie, Merleau-Ponty réduit aussi le sujet à sa fonction perceptive, et la réalité perçue à la perception qu’en a le sujet ; car la conscience est toujours conscience de quelque chose plutôt que d’elle-même. C’est pourquoi le champ des phénoménologues n’est pas un monde intérieur, le phénomène n’est pas un état de conscience, mais ce que la conscience vise ou constitue. Si Merleau-Ponty ne paraît pas à priori subjectiviste ni réaliste, il apparaît cependant comme un semblant d’idéaliste. Le « champ phénoménal » qui n’est pas un état de conscience, n’existe que par la conscience que le sujet en prend. Le monde n’est pas un en-soi, c’est moi qui le fais être pour-moi. L’influence de Husserl et Sartre paraît ici prégnante.

Cet idéalisme n’est qu’apparent lorsqu’on sait que le monde n’est pas un en-soi pour-moi. « Le monde naturel se donne comme existant en-soi au-delà de son existence pour-moi. » C’est le monde pour-moi et non en-soi qui doit exister à la conscience que j’en prends. Ainsi, la nature n’a pas toujours besoin d’être perçue pour exister. Or ce qui n’est qu’en soi ne possède qu’une existence virtuelle. Il ne deviendra un être actuel que grâce à la perception qu’en a une conscience. Par la perception, la nature accède à un mode d’être nouveau qu’est le « mode phénoménal ». C’est toute la subtilité de la phénoménologie Merleau-Ponty.

A propos de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, Paul Ricœur écrit que la troisième partie de l’ouvrage constitue une pierre de touche privilégiée pour mesurer à la fois l’écart entre les deux positions qu’il met dos à dos et la distance que Merleau-Ponty met lui-même entre ses deux maîtres. En effet, Merleau-Ponty opère un mouvement de pensée qui le porte non seulement au-delà de l’alternative entre l’intellectualisme néo-kantien et l’empirisme behavioriste, mais aussi par-delà Husserl et Heidegger. Toutefois, le titre de cette troisième partie « L’être pour soi et l’être au monde » semble rendre justice aussi bien à Husserl de l’intentionnalité qu’à Heidegger de l’être au monde. Cette philosophie existentielle des frontières a-t-elle une influence sur sa relation à la foi révélée ?

L’athéisme ambigu de Merleau-Ponty

Au sein de la phénoménologie française naissance, Merleau-Ponty a entretenu des rapports critiques avec le christianisme, qui confirment son penchant de philosophe athée. Merleau-Ponty semble situer à ses débuts sa pensée philosophique dans la foi chrétienne. Mais il se montrera comme un critique de la théologie trinitaire et un défenseur de l’athéisme. Il semble que sur la fin de sa vie, Merleau-Ponty ait encore prôné le dialogue avec les formes de non-philosophie, y compris le christianisme. Comment comprendre ces mouvements de pensée ?

Il est possible que Merleau-Ponty soit un philosophe marqué par le christianisme de son enfance. L’athéisme intellectuel que professait Merleau-Ponty fut moins tenace que celui de Sartre. Sartre rapporte après la mort de Merleau-Ponty que ce dernier fut chrétien jusqu’à l’âge de 20 ans, et aimait à dire « on croit qu’on croit mais on ne croit pas. » On peut aussi penser que la phénoménologie existentielle conduit souvent à une philosophie de la sécularisation et même à l’athéisme, même si les contre-exemples sont nombreux (Gabriel Marcel, Emmanuel Levinas, Jean-Luc Marion …) L’accent mis sur l’expérience vécue incline souvent vers la négation du divin et vers une forme d’humanisme radical.

Ainsi, le parcours philosophique de Merleau-Ponty qui va jusqu’en 1951 est une phase de relation complexe avec le christianisme. Dans Eloge de la philosophie, le philosophe examine par moments les rapports de proximité entre philosophie et christianisme. Dans un texte intitulé « christianisme et ressentiment », Merleau-Ponty prend clairement la défense du christianisme. Il retient des leçons importantes du christianisme qu’il s’agit de dépasser et de conserver à la fois.

Merleau-Ponty affirme que la critique nietzschéenne qui fait du christianisme une religion du ressentiment est intolérable malgré sa pertinence. Le christianisme est selon lui la manifestation de la surabondance de la vie. Il est une manière de donner sens à la conscience intentionnelle. Ainsi, être chrétien, c’est s’engager dans le monde pour la défense des valeurs de justice et de charité en vue de l’avènement d’une surhumanité de grâce.

Merleau-Ponty sera considéré comme un athée radical lorsqu’il rejettera toute politique d’inspiration chrétienne et opposera philosophie et pensée chrétienne. Il semble que sa critique du christianisme dans les années quarante soit liée au rapprochement de Merleau-Ponty avec le marxisme. Merleau-Ponty exclut la possibilité d’une pensée philosophique cohérente qui s’appuierait sur la pensée chrétienne. Car il y a une contradiction inhérente au christianisme qui risque de déteindre sur la pensée. Tandis que saint Augustin enseigne que Dieu est intérieur à moi, le philosophe soutient que ce Dieu est en même temps extérieur à la société des hommes. La preuve se trouve dans les situations de désespoir que traversent les hommes sans l’intervention de Dieu. Dans Sens et non sens, Merleau-Ponty montre que le christianisme est une « religion du Père », religion où la supposée toute puissance reste à une distance infinie d’un monde en cours d’appauvrissement.

Deux points pour nous résumer :

L’existentialisme – Merleau-Ponty s’oppose à la conception de l’homme « comme le résultat des influences physiques, physiologiques et sociologiques qui le détermineraient du dehors et feraient de lui une chose entre les choses ». Il ne le réduit pas non plus à un esprit absolu à la manière de Hegel. L’homme n’est pas qu’une partie du monde, il n’est pas non plus réductible à une conscience constituante. Il a l’existence particulière d’un être intentionnel qui vise toutes choses sans demeurer dans aucune (Sens et non-sens, 1965, pp. 124-125).

L’atheisme – Merleau-Ponty fait un double parcours : du christianisme à la critique du christianisme, puis il reviendra au dialogue avec la théologie comme une forme de non philosophie. Il affirme ceci : de même que Jésus révèle le Père, tout visible est une doublure d’invisible. Cependant, en dépit du mérite historique que Merleau-Ponty reconnaît au christianisme, rien n’autorise à penser que la philosophie de Merleau-Ponty soit en accord avec la foi. Le concept de « chair » à lui seul est une réfutation de l’onto-théologie. D’une posture philosophico-politique inscrite au départ dans le christianisme, Merleau-Ponty en vient à une forme d’athéisme radical comme une propédeutique au dialogue.

Sources

  • Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes, Gallimard, 1962.
  • Gilles Vannier, Pour comprendre l’existentialisme, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • Jacques Mantoy, Précis d’histoire de la philosophie, Paris, L’Ecole, 1966.
  • Paul Ricœur, Lectures 2, La contrée des philosophes, Seuil, 1992.
  • « L’athéisme de Jean-Paul Sartre et de Maurice Merleau-Ponty », Concilium 16, 1966.
  • Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Paris, L’Eclat, 1991.
  • Maurice-Merleau Ponty, Sens et non-sens, éd. Nagel, 1965.
  • Alphonse De Waelhens, Une philosophie de l’ambiguïté ; l’existentialisme de Maurice Merleau-Ponty, Louvain,E. Nauwelaerts, 1970.