QU’EST-CE QUE LE CONSCIENCISME ?
« Le consciencisme est l’ensemble, en termes intellectuels, de l’organisation des forces qui permettront à la société africaine d’assimiler les éléments occidentaux, musulmans et euro-chrétiens présents en Afrique et de les transformer de façon qu’ils s’insèrent dans la personnalité africaine ».
Nkrumah K., Le consciencisme, tr. fr. L. Jospin, Paris, Payot, 1964, p. 120.
GRILLE DE LECTURE
Lorsqu’on parle de Nkrumah, on ne retient trop souvent de lui que le fait qu’il ait dit qu’il fallait défendre l’Afrique du colonialisme. On oublie aussi trop souvent que le consciencisme est une philosophie de l’intégration et non une philosophie de l’exclusion. Nkrumah se réclame de la dialectique dans le sens où ce terme signifie intégration de la différence. C’est ainsi que l’aspect sociopolitique de sa théorie prône le mixage culturel afin de garantir l’être Africain dans le monde actuel. Nkrumah est ainsi l’un des rares philosophes de l’époque postcoloniale à opposer aux modèles de « renaissance africaine » et d’extinction du soi Africain, un modèle conciliateur qui n’exclurait ni l’une ni l’autre des parties, mais qui prendrait en compte la prépondérance du Soi Africain dans la construction de l’identité africaine. Ce que Nkrumah appelle donc la « personnalité africaine » n’est ni la tradition africaine, ni l’apport occidental [islam et christianisme], mais l’alliage savamment réalisé de ces deux composantes. De ce point de vue, le consciencisme est une philosophie relativement dialectique et humaniste.
Toutefois, il serait tout naturel de se poser la question de la faisabilité d’un tel projet. Peut-on associer ces composantes sans qu’il n’y ait de clash culturel ? Si oui, comment faire ? Si non, quelle philosophie pour l’Afrique si ce n’est le consciencisme ? Voilà les questions que peuvent susciter un pareil projet et auxquelles nous devons apporter des réponses.
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CONSCIENCISME ET HISTOIRE DE L’AFRIQUE
« Notre renaissance africaine insiste beaucoup sur la façon de présenter l’histoire [puisque] L’histoire de l’Afrique telle que l’exposent les universitaires européens, a été encombrée de mythes pervers ».
Nkrumah K., Le consciencisme, tr. fr. L. Jospin, Paris, Payot, 1964, pp. 99, 97.
GRILLE DE LECTURE
L’histoire est un domaine essentiel pour qui veut prétendre à unifier un continent comme le consciencisme de Nkrumah. Une des difficultés est celle de réécrire l’histoire puisqu’à l’évidence, l’histoire de notre continent telle qu’elle a été faite a surtout servi à détruire toute capacité du Noir d’être fier de lui. On [l’Occident impérialiste, puisqu’il faut le nommer] a ainsi vulgarisé l’idée selon laquelle l’Afrique a toujours été dominée par l’Occident et que le Nègre est naturellement inférieur au Blanc. Nous savons aujourd’hui – même si certaines personnes soutiennent consciemment ou inconsciemment une pareille thèse désuète – que rien n’est éloigné de la réalité qu’une pareille déclaration et Nkrumah est préoccupé par le sujet car conscient de ces déformations de l’histoire.
Pour le premier président du Ghana, il est nécessaire de refaire l’histoire africaine avec objectivité, c’est-à-dire qu’il ne faut la faire ni plus belle ni plus dramatique qu’elle ne fût en réalité pour éviter deux excès : l’absolutisation de la culture africaine et sa minimisation. Et nous savons déjà depuis Platon et Aristote, que la mesure – la juste mesure précisément – est importante dans la vie. Mais contrairement au mouvement de reconnaissance, il ne brandit pas la culture comme étant la preuve de l’humanité de l’homme Noir car cette question semble déjà être résolue depuis le temps des premières calomnies impérialistes et de leurs réfutations.
On peut regretter que Nkrumah n’ait pas été au fait des productions littéraires de Cheikh Anta Diop, ce qui lui aurait donné un socle scientifique – car son argumentation est avant tout abstraite et trop peu étayée par les exemples – pour la vérification de son intuition. Mais nous, Africains actuels, avons la chance de n’avoir pas que Nkrumah et pour cette raison, il nous importe de faire le lien entre ces deux grands penseurs qui ont marqué notre temps à jamais par leurs productions intellectuelles.
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CONSCIENCISME ET DIVINITE
« … le consciencisme est une philosophie profondément matérialiste (…) Strictement parlant, l’affirmation de la seule réalité de la matière est un athéisme (…) Bien que profondément enraciné dans le matérialisme, le consciencisme n’est pas nécessairement athée ».
Nkrumah K., Le consciencisme, tr. fr. L. Jospin, Paris, Payot, 1964, p. 128.
GRILLE DE LECTURE
Nkrumah est athée, mais sa doctrine n’est pas à son image sur ce plan car elle admet l’idée de Dieu. Comment cela est-il possible ? Ce matérialisme pour le moins insolite – à moins qu’on professe un matérialisme du type des stoïciens – a la particularité d’être dialectique, c’est-à-dire d’intégrer l’idée d’esprit à sa formulation à la différence du matérialisme serein qui lui, la récuse. Or Dieu est d’abord une idée et puisque le matérialisme dialectique de Nkrumah accepte l’existence de l’idée, il s’en faut de peu pour accepter aussi l’idée de Dieu. Mais si on conserve ce nom de Dieu, on n’en conserve pas les attributs. En effet, le Dieu que nous propose Nkrumah n’est pas un Dieu créateur de l’homme, mais bien un Dieu créature de l’homme car produit de son intellection par le biais de ce qu’il appelle la conversion catégorielle. L’objection vient directement d’elle-même : pourquoi garder le nom si on ne garde pas le contenu ? La critique est formulée par M. Hountondji en ces termes :
« A vrai dire, si on peut sans contradiction affirmer l’origine matérielle de l’esprit, on ne peut en revanche faire dériver Dieu de la matière sans renoncer au concept habituel de Dieu, lequel implique, entre autres attributs essentiels, l’infinité et l’antériorité absolue. Or, si on change le concept, on voit mal pourquoi on devrait garder le mot. Nkrumah tente ici, visiblement, de manger la chèvre et le chou. Sa volonté de synthèse aboutit en fait à un éclectisme » [Hountondji P., Sur la « philosophie africaine », Yaoundé, CLE, 1980, p. 210].
Nkrumah a-t-il tort de tenter de réconcilier Dieu et le matérialisme ? M. Hountondji a-t-il raison de séparer les deux concepts ? Notre idée est que la philosophie ne pactise pas avec la religion et que les deux activités doivent être séparées ainsi que leurs objets : la société et Dieu.
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NKRUMAH ET DIEU
« La peur a engendré les dieux, et la peur les protège ».
Nkrumah K., Le consciencisme, tr. fr. L. Jospin, Paris, Payot, 1964, p. 28.
GRILLE DE LECTURE
« Dieu », voilà la réponse des gens qui ne veulent pas réfléchir, qui ne veulent pas chercher plus loin que le bout de leur nez – ou de leur foi –. Il y a quelques siècles, on expliquait les phénomènes naturels par tel ou tel dieu et cette attitude était celle taxée de normale, aujourd’hui nous savons précisément comment arrivent certains phénomènes surnaturels d’autrefois, c’est-à-dire que l’ignorance a reculé. La conséquence immédiate du recul de l’ignorance est le recul de Dieu. Plus on sait, moins on est proche de Dieu, c’est-à-dire de la facilité qui consiste à tout mettre dans sa volonté, dans son bon-vouloir. On s’abandonne de moins en moins aux forces extérieures aux nôtres. Puisque Dieu est la superstition par excellence, certains sont d’autant plus superstitieux qu’ils sont croyants car nul ne peut croire au Diable sans croire en son antidote, c’est-à-dire que le diable est utilisé pour vendre Dieu. C’est d’ailleurs cette stratégie qu’utilisent les religions pour vendre leurs idées : nous présenter l’enfer et nous promettre le paradis. Le substratum de toutes les religions c’est la peur ! Et la peur est entretenue par l’ignorance.
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Utopie, histoire et histoire de la philosophie
« Le progrès suppose la continuité historique chère à l’ancienne génération des historiens africains. Ne peut-on pas aussi lire l’histoire africaine avec le modèle de la discontinuité qui relèverait non pas le réalisé, mais le non-encore réalisé et le refoulé ? ».
Bidima J.-G., La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, coll. « QSJ », 1995, p. 31.
GRILLE DE LECTURE
Bidima, par cette proposition de « discontinuité » qui caractérise sa philosophie de la « traversée » veut nous faire voir l’histoire par devant plutôt que par derrière ou au présent. Il s’attaque d’ailleurs à cette conception tripartite de l’espace-temps dans le livre que nous citons. Mais quelle est ce type d’histoire qui se fait au futur ? A l’évidence M. Bidima confond histoire et utopie, et plus loin, histoire et philosophie de l’histoire, car l’idée de téléologie ou de non-téléologie que défend notre auteur n’est rien que de la philosophie de l’histoire. Mais la philosophie de l’histoire, philosopher sur l’histoire, c’est-à-dire se projeter dans le temps. En ce sens, elle est inévitablement utopie – ou pessimisme – quand au cours réel de l’histoire. Ici, c’est Hegel qui a indéfiniment raison : la philosophie ne vient que trop tard par rapport à l’histoire ; elle vient quand cette dernière est déjà réalisée. Mais cette vision de l’histoire n’est-elle pas trop réductrice ? Peut-on réellement réduire l’histoire à une « collecte de données » ? L’approche matérialiste de Marx et Engels peut grandement nous aider à enrichir ce concept d’histoire – même si par la fin, lui aussi, inévitablement, nous mène à ce que nous critiquions tout à l’heure : à l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire à l’utopie – de façon significative. Ce dernier ne devient donc plus la suite des évènements, mais le rapport de force entre le prolétariat et la bourgeoisie et les différents évènements qui résultent des stratégies de chacune des classes pour l’emporter. A ce niveau, le philosophe ne vient plus tard, il est dans l’histoire, il la voit (se) passer. Quoi qu’il en soit, le modèle utopiste de M. Bidima est une version insupportable de l’histoire qui doit, selon nous, être préférée à l’approche marxiste, car au moins, ici, l’homme est (au cœur de) l’histoire (et pas en dehors).
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Qu’est-ce que le néo-colonialisme ?
« L’essence du néo-colonialisme, c’est que l’Etat qui y est assujetti est théoriquement indépendant, possède tous les insignes de la souveraineté sur le plan international. Mais en réalité, son économie, et par conséquent sa politique, sont manipulées de l’extérieur ».
Nkrumah K., Le néo-colonialisme. Dernier stade de l’impérialisme, Paris, Présence Africaine, coll. « Le Panafricanisme », 1973, p. 9.
GRILLE DE LECTURE
Nkrumah, par cette citation clarifie considérablement le terme « néo-colonialisme ». En réalité, il ne s’agit pas d’une continuatio du colonialisme, de sorte que le néo-colonialisme soit nécessairement et naturellement issu d’ « ex puissances coloniales ». En réalité, le néo-colonialisme peut être imputable à tous les Etats capitalistes qui oppriment les autres dans le but de se satisfaire – comme les Etats-Unis qui n’ont historiquement aucun passé colonial, mais qui sont à l’heure actuelle, une grande puissance néocoloniale. Oserons-nous dire encore que le nkrumahisme est dépassé ? Il suffirait, pour se rendre à l’évidence de l’actualité de la pensée de Nkrumah, de regarder la scène politique internationale et surtout le rapport des Etats « forts » à l’Afrique. Nous, les Africains, devons résolument prendre notre destin en main, et cela implique l’arracher des mains de l’autre. Et qui dit « arracher » dit de la force et de la violence. La négociation ne résoudra rien avec l’oppresseur et Hegel avait tort. Il faut qu’on cesse de vouloir le service minimal en matière de liberté, car le service minimal c’est le service des chiens ! La liberté ou rien !
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Action ou inaction ?
« Ce n’est pas l’action de ceux qui cherchent à mettre un terme au néo-colonialisme mais l’inaction de ceux qui lui permettent de durer qui met en danger la paix dans le monde ».
Nkrumah K., Le néo-colonialisme. Dernier stade de l’impérialisme, Paris, Présence Africaine, coll. « Le Panafricanisme », 1973, p. 264.
GRILLE DE LECTURE
En d’autres termes, il n’y a rien de mal à vouloir mettre fin à l’inégalité des hommes, car ce combat pour l’égalité est un combat noble. Au contraire, en fermant les yeux sur l’inégalité que représente le néo-colonialisme, certaines personnes encouragent tacitement les contradictions naturelles insupportables et ces contradictions mèneront tôt au tard à la guerre, car on ne peut pas maltraiter un homme sans penser qu’un jour il se rebelle. Nkrumah se situe ici à l’opposé de la visée belliciste car il ne prépare pas la guerre par la paix, mais arrive à la paix par la guerre. Cette attitude nous semble à plusieurs égards être la meilleure.
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De la nécessité d’une originalité africaine
« Les Africains doivent partir de ce qu’ils sont. Ils ne peuvent pas faire l’économie d’un inventaire réfléchi de leur être-au-monde, qui leur permette d’assumer, à bon escient, leur passé toujours présent en eux et autour d’eux ».
Hebga M., La rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux, L’Harmattan, 1998, p. 8.
GRILLE DE LECTURE
Ce que dit Hegba n’est pas anodin. Très souvent, trop souvent même, on croit en Afrique que l’ailleurs est meilleur que le chez-nous. Or, si l’Europe et les autres continents se sont développés, ce n’est qu’en ayant le regard ailleurs. Cela ne veut pas dire non plus qu’ils ont eu le regard que chez-eux, mais simplement, la jonction de l’ailleurs et du chez-eux, dans une synthèse dialectique sous-tendue par le désir d’être eux-mêmes et d’assumer leur être-au-monde a permis de les faire arriver à l’endroit où ils sont aujourd’hui. Il ne sert à rien de copier de façon moutonnière l’ailleurs sans regarder ce que ce dernier pourrait produire chez-nous. De même, il ne sert à rien de regarder ailleurs tant que les possibilités créatrices de chez-nous n’ont pas encore été épuisées. Ce n’est que dans ce sens que l’originalité est possible, sinon elle prend les sens de xénophobie ou d’aliénation.
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Philosophie et irrationnel
« … la philosophie est un effort de lucidité embrassant toutes les situations de l’homme sans exception, y compris sa confrontation avec ce que beaucoup appellent l’irrationnel ».
Hebga M., La rationalité d’un discours africain sur les phénomènes paranormaux, L’Harmattan, 1998, p. 9.
GRILLE DE LECTURE
Malolo Dissakè, dans un article paru dans le livre dirigé par M. Eboussi Boulaga, Dialectique de la raison et de la foi, qualifiait la pensée de Hebga à « contrecourant » de la donne. Cette citation illustre merveilleusement bien cet état des choses. Au moment où tout le monde fustige l’irrationnel, Hebga, comme Polanyi en d’autres cieux, l’encense au contraire en montrant que justement, la philosophie est cette « prétention » pour reprendre les termes de M. Eboussi Boulaga, de parler rationnellement de ce qui, de prime abord, est taxé d’irrationnel. Mais qu’est-ce que la rationalité ? Hebga s’appuie sur Laborit et nous sommes de son avis : « Opposer rationnel et irrationnel nous apparaît particulièrement absurde, car nous ne jugerons irrationnel que ce dont nous ignorons les lois » (Ibid, p. 10) ou, ce que nous ne voulons pas étudier ; ce qui nous effraie aussi. En clair, l’irrationnel est purement fantaisiste dans la dénomination : il s’agit simplement de nommer ce qu’on ne comprend pas – encore…
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Ethnophilosophie et culture
« A ne s’appuyer que sur ses « mérites », il manque de poids « historique ». Il lui faut un avoir héréditaire, un héritage de valeurs et de mérites. On l’appellera culture et celle-ci comptera comme l’un de ses principaux éléments la philosophie, mais spécifique et transmise ».
Eboussi Boulaga F., La crise du Muntu, Paris, Présence Africaine, 1977, p. 19.
GRILLE DE LECTURE
Eboussi, comme nombre de ses camarades a longuement critiqué l’ethnophilosophie et le recours incessant que celle-ci fait à la culture. Le fait est qu’on ne peut se définir philosophe en s’appuyant sur les mérites, sur le passé, sur la tradition, sur la production des ancêtres, etc. Lorsqu’on se prétend philosophe – car la philosophie est d’abord une prétention – on porte avec soi les preuves de cette prétention, preuve qu’on produit et fournit soi-même et non qui sont des héritages qu’on brandit et dépose sur la table des valeurs. Cette citation rejoint celle de M. Towa qui écrivait que « Déterrer une philosophie, ce n’est pas encore philosopher » (Essai, p. 29).
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Juste pour rire
« La « vision » des primitifs était « mystique » ou misérablement utilitaire, se déroulait dans un monde de « forces », d’ »esprits » qui flottaient imperturbablement au-dessus des contingences coloniales et impérialistes et d’où l’interprétation politique était exclue ».
Eboussi Boulaga F., La crise du Muntu, Paris, Présence Africaine, 1977, p. 164.
GRILLE DE LECTURE
Cette citation, on le sait très bien, est adressée à Tempels et à sa Philosophie bantoue, mais elle a provoqué un fou rire en moi. Je le laisse en l’état.
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Hiérarchiser les cultures ?
« Les Africains se sont non seulement prêtés au jeu du néoprimitif heureux-dans-sa-brousse-naturelle, mais se sont aussi appliqués à ruser avec le développement, en partant de la conviction erronée que toutes les cultures se valent : rien n’est plus faux. S’il n’y a ni hommes supérieurs, ni hommes inférieurs, comme le montre l’absurdité même de cette proposition, il existe en revanche des cultures plus aptes que d’autres à défendre leur droit à l’existence dans les faits. »
Kabou A., Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 120.
GRILLE DE LECTURE
Ce texte commence par une généralisation grossière typique des textes qui cantonnent les Africains dans une âme. Notre auteure écrit que Les Africains, c’est-à-dire tous les Africains ou au moins la plupart d’entre eux. Heureusement qu’elle-même n’est pas une africaine…
Mais passons à l’affirmation de la supériorité d’une culture sur l’autre. Mme Kabou fait bien de nous dire qu’il n’existe pas d’hommes supérieurs à d’autres. Le problème c’est qu’on ne comprend pas comment, la culture étant un produit humain d’humains égaux, peut être supérieure lorsqu’elle est produite par certains hommes et inférieure lorsqu’elle est produite par d’autres. La comparaison de surface que nous propose Mme Kabou au sujet de l’aptitude à défendre leur droit à l’existence dans les faits nous montre bien que la comparaison ne descend pas à l’être de la culture. Doit-on juger la culture de la sagaie inférieure justement parce qu’il existe une culture du canon ? S’il est vrai qu’il existe des cultures plus aptes à défendre leur droit à ce qu’on appelle « l’initiative historique », il est cependant erroné de penser que cette différence de force entraîne une différence d’être. Il faudrait, pour se rendre compte de l’incommensurabilité des cultures, descendre d’une analyse de surface à une analyse ontologique. On fait rapidement la confusion entre les genres lorsqu’on se lance dans la comparaison de la culture africaine et de la culture occidentale.
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Culture et technologie ; technologie et besoin
« La traite négrière et la colonisation enseignent précisément qu’il n’y a aucune commune mesure entre une sagaie et un mousquet, un javelot et un canon. Telle est l’exacte mesure de l’arriération culturelle et technologique de l’Afrique. »
Kabou A., Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 120.
GRILLE DE LECTURE
Mme Kabou continue son argumentaire en rapport avec la hiérarchisation des cultures en prenant appui sur les réalisations technologiques. Mais notre auteure, avant de comparer les différents produits scientifiques, a-t-elle conscience que la science dépend largement du milieu et des besoins du peuple ? En effet, les hommes ne créent pas des objets pour rien, car l’être de l’objet est justement d’être-utile. Pourquoi inventer le tracteur alors qu’on ne cultive la terre que pour sa famille ? Pourquoi inventer le mousquet alors qu’on n’a pas des envies de conquérir ? Idem pour le javelot et le canon. Ce n’est pas que le javelot est ontologiquement inférieur au canon, c’est qu’il ne répond plus aux besoins impérialistes. Si on ne compte pas naviguer, pourquoi inventer des pirogues, et si on ne compte pas soumettre le reste du monde, pourquoi inventer des caravelles ? Ce n’est pas parce que les Africains d’hier n’avaient pas les moyens d’inventer autre chose que ce qu’ils ont inventé qu’ils sont inférieurs. Ils ont inventé ce dont ils avaient besoin. Peut-on donc juger de l’infériorité d’une culture et par là d’un peuple par rapport aux besoins de ce dernier ? En réalité, on ne peut juger que les besoins sans que cette comparaison ne déteigne sur l’être des peuples. Dans cette optique, un peuple aux besoins inférieurs n’est pas nécessairement inférieur à un peuple aux besoins plus avancés.
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Phénoménologie de la honte
« Le néocolonialisme est un colonialisme honteux. »
Nsame Mbongo, Choc des civilisations ou recompositions des peuples ?, Chennevières-sur-Marne, Dianoïa, coll. « Défis », 2004, p. 9.
GRILLE DE LECTURE
Nous voulons ici analyser cette phrase de M. Nsame Mbongo à la lumière du développement sartrien. Nous voulons répondre précisément à la question de savoir comment il est possible que l’Occident ait honte de la doctrine colonialiste. Nous remarquons d’abord que la honte est un processus dans lequel nous nous voyons avec les yeux de l’autre. De ce point de vue, avoir honte, c’est en quelque sorte, accorder plus de poids au jugement que l’autre porte sur nous plutôt que sur celui que nous portons nous-mêmes sur nous. La conséquence est que la honte est d’abord honte devant quelqu’un qu’on estime capable de formuler à notre sujet des jugements assez puissants pour qu’ils aient un quelconque poids pour nous. Est-ce le cas en ce qui concerne les rapports entre l’Afrique et l’Occident ? Il me semble qu’aucun pays impérialiste ne se préoccupe de ce que pense le Tiers Monde, et que même lorsqu’on nous demande notre avis, c’est pour faire « bonne figure » plutôt que parce que notre avis intéresse et pèse sur le jugement final. L’Occident ne nous considère pas comme des hommes. Il n’y a qu’à voir comment M. Sarkozy, président de la « grande » France a parlé de l’Afrique à Dakar en 2008. Les fondements racistes hégéliens sont encore tellement ancrés dans les consciences que ce serait un pur rêve que de croire que l’Occident peut, devant nous, se considérer comme un objet. Car la honte est avant tout cela : le fait de se reconnaitre objet sur lequel autrui que je reconnais comme digne de porter un jugement sur moi a le droit de donner son opinion, et j’ai justement honte du fait que je me vois comme autrui dit que je suis. De ce point de vue, j’ai besoin d’autrui pour avoir honte. J’ai besoin de lui dans le sens plein du terme en ceci que j’ai besoin de l’estimer, de le reconnaitre, et de me reconnaitre tel qu’il me dit. On ne peut avoir honte devant autrui que lorsque, comme le dit si bien Sartre, « …j’ai besoin de la médiation d’autrui pour être ce que je suis. » (Sartre, L’être et le néant, Gallimard, « Tel », 1943, p. 325). Il n’est donc pas possible, parce que l’Occident ne nous considère pas comme autrui dans le sens le plus rigoureux de ce terme, qu’il ait honte devant nous.
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Qu’est-ce que la « philosophie africaine » ?
« J’appelle philosophie africaine un ensemble de textes : l’ensemble, précisément, des textes écrits par des Africains et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de « philosophiques ».
Hountondji P., Sur la « philosophie africaine », Yaoundé, CLE, 1980 [Maspéro, 1977], p. 11-12. Souligné dans le texte.
GRILLE DE LECTURE
Par cette phrase qui ouvre son livre majeur, M. Hountondji tente de résoudre la difficile question de la nature de la philosophie africaine. Il tente surtout de trancher le débat sur l’ethnophilosophie et son idée de philosophie unanime et collective. Mais cette définition comporte quelques problèmes. Premièrement, il y a le fait que la philosophie n’est qu’une prétention, car le livre d’un tel est qualifié de « philosophie » parce que le tel en question prétend que son livre l’est. Mais est-ce un critère suffisant pour la philosophie ? Ne peut-on pas, au lieu de considérer – comme M. Eboussi Boulaga – la philosophie comme une prétention, de trouver des constances à partir desquelles on jugerait du caractère philosophique de tel ou telle œuvre ? Il faut bien qu’il ne suffise pas de déclarer son livre « philosophique » pour qu’il le soit. Deuxièmement, c’est assez intéressant de définir la philosophie africaine comme étant la philosophie produite par les Africains. Mais cette définition nécessite qu’on définisse ce qu’est un Africain. M. Hountondji, à aucun moment de son livre, ne tente de spécifier cette notion, et il est d’ailleurs regrettable qu’il assimile « Noir » à « Africain » (cf. Hountondji, op. cité, chap. V). La réalité est tout autre, et il ne suffit pas d’être Noir pour être Africain, la couleur de peau n’étant qu’un critère parmi tant d’autres, et donc un critère négligeable pour juger de l’identité de l’individu. Plus loin, c’est la notion même d’identité qu’il faut questionner et se demander s’il est encore censé de réfléchir sur de pareilles bases moyenâgeuses.
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Philosophie et Religion
« […] la philosophie entre en conflit avec la religion, du fait que celle-ci se veut l’autorité absolue tant dans le domaine de la vérité que dans celui de la pratique […] La religion conçoit l’esprit humain comme borné, limité et ayant donc besoin que les vérités essentielles pour l’homme, que sa raison infirme serait incapable de découvrir par elle-même, lui soient révélées d’une façon surnaturelle et mystérieuse. Mais l’idée d’une vérité au-delà de la raison, inaccessible naturellement à l’esprit humain, est absolument inconcevable par la philosophie qui repose sur le principe diamétralement opposé selon lequel la pensée ne doit rien présumer en dehors d’elle-même, c’est-à-dire, que la philosophie ne doit rien admettre comme vrai qui n’ait été saisi comme tel par la pensée. »
Marcien Towa, Essai, op. cité, p. 62.
GRILLE DE LECTURE
Monsieur Towa est clair : la philosophie s’oppose à la religion par les principes qui régissent l’action de chacune de ces disciplines. La philosophie ne situe rien au dessus de l’intelligence humaine quand la religion, elle, le fait. Cette distinction est sûrement vraie lorsqu’on parle de philosophie rationaliste, c’est-à-dire d’une philosophie qui s’appuie sur la capacité propre de l’esprit humain à connaître. Lorsqu’on s’attarde sur les philosophies dites « mystiques », cette différence ne sert plus à grand chose, car les deux modes de fonctionnement sont ici confondus. En effet, les philosophies mystiques situent la gnose au-delà de la raison humaine, accessible soit à l’émotion, soit à l’intuition ou inaccessible du tout. La première tentative historique – et la plus grande – de limiter les prétentions de la raison est assurément la Critique de la raison pure de Kant. A partir de ce dernier, la raison[1] n’est plus absolue. La critique de Kant marque ainsi le début du déclin philosophique de la raison. M. Towa n’aurait pas tenu compte des invectives kantiennes et se situerait sur un plan cartésien, c’est-à-dire, non dans l’optique critique, mais celle dogmatique. Une pareille position est-elle défendable ?
Il semble bien que M. Towa soit dans le vrai et qu’en effet, aucune idée, aucune vérité, de quelle que nature que se soit, en philosophie, ne soit pas issue du dehors, c’est-à-dire révélée, mais un produit de l’entendement lui-même. Ce que refuse M. Towa, c’est l’aspect providentiel de la connaissance de la Religion et la mésestimation systématique du pouvoir de connaitre humain. Kant a-t-il raison ? Peut-on penser l’idée d’une vérité inaccessible à l’esprit humain, à la raison ? Il semble que Kant ait oublié que cette idée elle-même n’est formulée par rien d’autre que la raison, c’est-à-dire qu’elle ne lui échappe pas tant que ça. En effet, si une chose devait échapper à la connaissance de l’esprit humain, alors ce dernier serait complètement ignorant de cette chose, car connaître qu’on ne connait pas, est, en un sens, connaitre déjà la chose qu’on dit ne pas connaitre, car ne pas connaitre est avant tout, connaitre qu’on ne connait pas. Maintenant, si on se réfère aux critères kantiens de la connaissance : nécessité d’intuition sensible et catégories de l’entendement pour apport intellectuel, il est clair qu’on ne peut pas connaitre certaines choses dont l’aspect phénoménal ne nous est donné. Le problème avec cette façon de concevoir la connaissance c’est qu’elle exclut la connaissance non sensible. Dans quel cadre classer la connaissance mathématique par exemple, dont les objets (les nombres) ne sont pas expérimentables ?
Définitivement, ce qu’on nomme “rationalisme dogmatique” est la disposition philosophique la plus plausible par rapport à la connaissance sans qu’une pareille position ne fasse fi de l’expérience sensible qui, considérée en elle-même, ne peut pas être regardée comme un critère fiable de démarcation entre science et non-science. M. Towa rejette donc le nouménal kantien et la révélation religieuse avec la même fermeté.
[1] Nous entendons par ce terme la capacité de connaitre de l’esprit humain en général et non, selon Kant, la faculté supérieure à l’entendement et qui a le devoir d’unifier ses principes.
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