Vous reprochez aux hommes politiques de ne pas jouer leur rôle et d’être trop liés à l’économie…
Individuellement, ils n’y peuvent pas grand-chose. Cela est plutôt imputable à l’organisation de nos sociétés. Je reprends l’expression de Habermas, qui explique que le développement de l’économie va nécessairement de pair avec la dépolitisation des gens. Actuellement, il y a un discours économique dominant et les activités politiques sont inexistantes pour la majorité des individus. Mais il faut analyser cela, procéder à une généalogie critique de la place de l’économie dans notre société. On ne le fait pas assez. Il y a dans notre religion de l’économie une espèce de démission. On croit que l’économie nous dicte des lois naturelles, alors que celles-ci n’existent pas.
Vous dites que notre conception de l’Etat-providence est accidentelle. Qu’entendez-vous par là et ne pourrait-on essayer d’y remédier ?
C’est en effet un accident et une sorte de miracle que la théorie économique dominante de l’après-guerre (le keynésianisme) ait rencontré une certaine idée du social. Nous continuons aujourd’hui à vivre avec une pensée économique et une philosophie politique (je pense à Rawls, par exemple) qui restent enfermées dans une conception individualiste et contractualiste de la société : la société est considérée comme une « collection d’individus » qui ont dû abandonner quelque chose d’eux-mêmes en « rentrant » en société. Dès lors, on ne parvient pas à penser la société comme un tout, ni à avoir une conception adéquate de la richesse sociale. Ce que nous disent encore aujourd’hui nos indicateurs de « richesses », c’est que la richesse sociale n’est que ce qui est issu de l’échange marchand entre des individus, mais jamais de la qualité de ces individus eux-mêmes ou de la richesse constituée de leur être ensemble.
Notre Etat-providence est schizophrène parce qu’il accepte cette conception individualiste de la société léguée par le XVIIIe siècle, où la richesse n’est issue que de l’échange économique interindividuel, tout en promouvant un certain nombre d’actions (corrections des inégalités, protection) au nom d’une conception plus « collective » de la société, qui n’est pourtant pas théorisée. Notre Etat-providence n’a pas encore la philosophie politique qui le fonderait, c’est-à-dire qui penserait la société non pas comme une collection d’individus, mais comme une communauté ayant un bien propre. Comme il n’a pas de théorie politique cohérente, il vit sous une menace perpétuelle : que la théorie keynésienne soit remise en cause, et c’est le retour au néolibéralisme actuel (…)
Méda (Dominique), Le Monde, Propos recueillis par Frédéric Lemaître, 13/02/1996