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Les apories du temps chez Husserl et Kant

L’Atelier des concepts, Par Emmanuel AVONYO, op

Semaine du 23 novembre 2009

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Troisième partie                                                            >>>deuxième partie

La confrontation Husserl-Kant dans l’aporétique du temps est celle du temps intuitif et du temps invisible. Ricœur reproduit ici la première fiction qui a consisté à confronter les ressources augustiniennes de la psychologie à celles de la physique d’Aristote. Comme Aristote, Kant situe le temps dans l’objectivité, dans la nature, alors que Husserl le perçoit dans la conscience. Dans ce nouveau schéma d’opposition du subjectif à l’objectif, l’on peut comparer Husserl à Augustin et Kant à Aristote. Ricœur affirme cependant que la filiation entre Augustin et Husserl est plus facile à reconnaître car elle est revendiquée par Husserl lui-même.

Husserl et la conscience intime du temps (intuitivité du temps)

Dans les Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, Husserl veut soumettre à une description directe l’apparaître du temps en tant que tel (Temps et Récit, III, p. 38). Son analyse se focalise sur la conscience du  temps. Ricœur propose d’entendre la « conscience du temps » comme « conscience intime » (inneres), car c’est en ce seul adjectif que semble se concentrer l’aporie de toute phénoménologie de la conscience du temps. Cette conscience-temps, temps immanent du cours de la conscience, exclut du champ d’apparition le temps objectif de Kant. Il rejette l’apparaître du temps physique de même que toute durée chosique, c’est-à-dire le temps du monde de l’expérience.

Husserl veut non seulement mettre hors de circuit le temps objectif, mais aussi le constituer (plus proprement le reconstituer). La phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl, qui s’aligne sur la phénoménologie du temps de saint Augustin, avait une ambition majeure : « faire paraître le temps lui-même par une méthode appropriée et ainsi libérer la phénoménologie de toute aporie. » (Temps et Récit, III, p. 37). Ainsi, le temps intuitif de Husserl remplacerait le temps objectif et invisible de Kant. Comment va-t-il s’y prendre ?

Husserl procède à une analyse de l’acte intentionnel de la conscience ; cette analyse est ce qu’il appelle l’hylétique de la conscience (Temps et Récit, III, p. 39). Cette hylétique repose paradoxalement sur une double réduction : celle du monde au perçu, et celle du perçu au senti. Le paradoxe dans l’attitude de Husserl consiste dans le fait qu’il veut bâtir une conscience intime du temps sur un fond du temps objectif qu’il rejette. De la sorte, l’analyse du temps immanent se constitue sur la base des emprunts au temps objectif alors que, conformément à ses objectifs, la phénoménologie husserlienne du temps veut échapper aux déterminations objectives. Bien plus, le temps objectif de Kant est invisible, et l’on infère que Husserl ne peut pas faire apparaître le temps intuitif. Husserl tombe dans une impasse.

Cette nouvelle aporie confirme le point de vue de Ricœur selon lequel le prix des apories à payer s’élève à mesure que l’analyse phénoménologique s’affine. Ricœur va chercher chez Kant, la raison des emprunts répétés de la phénoménologie husserlienne de la conscience interne du temps à des structures du temps objectif. C’est l’opposition entre phénoménologie et critique.

Kant et le temps invisible (objectivité du temps)

Comme nous venons de le voir, l’ambition de Husserl se heurte à « la thèse essentiellement kantienne de l’invisibilité de ce temps… qui revient dans la Critique de la Raison pure sous le titre du temps objectif, c’est-à-dire du temps impliqué dans la détermination des objets. » (Temps et Récit, III, p. 37). Cette confrontation est d’autant plus ouverte que pour Kant, le temps objectif, en tant que nouvelle figure du temps physique dans une philosophie transcendantale, n’était qu’une présupposition. Il n’apparaît pas en lui-même.

Pour Kant en effet, le temps apparaît comme la condition et la mesure de tout. Concevoir le temps comme condition a priori de tous les phénomènes, c’est déjà remettre en cause l’expérience que nous avons du temps pour l’appréhender comme intuition pure. Ainsi selon Kant, « le temps n’est pas quelque chose qui existe en soi, ou qui soit inhérent aux choses comme une détermination objective, et qui, par conséquent, subsiste, si l’on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition.» (Emmanuel Kant, La critique de la raison pure, PUF, 2004, p. 63.)

De fait, le temps kantien n’est pas un concept empirique qui dériverait d’une expérience quelconque. Le temps est un fondement a priori, c’est en lui qu’est possible tout phénomène, toute perception. Le temps est donc une forme de notre sens interne, de notre intuition intérieure, la condition subjective sous laquelle peuvent trouver place en nous toutes les représentations. Le temps ne peut pas être perçu, il est invisible.

Kant voit dans le caractère invisible du temps la condition de l’apparaître de l’objet d’expérience. Kant parle du temps comme condition de possibilité de l’apparaître alors que Husserl défend un temps à apparaître. Dans ces conditions, une opposition entre Kant et Husserl est inévitable. Ricœur précise que « ce que Kant réfute, ce ne sont pas les analyses phénoménologiques de Husserl, mais leur prétention à s’affranchir de toute référence à un temps objectif et à atteindre par la réflexion directe une temporalité purifiée de toute visée transcendante. » (Temps et Récit, III, p. 68).

L’ambition husserlienne de parvenir à montrer le temps par une méthode appropriée est donc au centre de l’intervention de Kant. Une nouvelle aporie point ici, car dans cette fiction, Ricœur ne vise rien moins qu’à montrer que Kant ne peut pas construire les présuppositions concernant un temps qui n’apparaît jamais comme tel, sans emprunt à une phénoménologie implicite du temps. Kant a recours à Husserl sans s’en rendre compte.

Pour Ricœur, si le temps ne peut être perçu, « cela implique que je ne connais la détermination transcendantale du temps qu’en prenant appui sur des relations causales objectives » (Temps et Récit, III, p. 78). Car il n’est pas possible d’y parvenir sans opérer parmi mes représentations une distinction entre la succession objective et la succession subjective des apparences.

Ricœur conclut que ni l’approche phénoménologique ni celle transcendantale n’est autosuffisante, chacune faisant référence à l’autre. On se retrouve dans un nouveau paradoxe, comme notre philosophe en affectionne. L’emprunt mutuel entre Husserl et Kant se fait sur la base d’une exclusion mutuelle. C’est bien la preuve qu’on ne peut embrasser d’un même et unique regard l’envers et l’avers de la même pièce de monnaie. Le caractère insurmontable de cette difficulté en fait une nouvelle aporie du temps. Le cercle entre récit et temporalité ne se referme pas sur cette difficulté. Les apories de l’expérience du temps nous conduisent prochainement chez Heidegger.

HEIDEGGER ET LE TEMPS VULGAIRE

>>> L’aporétique de la temporalité : Aristote et Augustin

>>> Paul Ricoeur et le concept de temps

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