« (…) Les hommes, pour se procurer la paix et par là se préserver eux-mêmes, ont fabriqué un homme artificiel, qu’on appelle République, ils ont aussi fabriqué des chaînes artificielles appelées lois civiles, qu’ils ont eux-mêmes, par des conventions mutuelles, attachées d’un bout aux lèvres de l’homme ou de l’assemblée à qui ils ont donné le pouvoir souverain (…) »
Thomas Hobbes, Léviathan
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GRILLE DE LECTURE
Ce qui est en affaire ici est le Léviathan. Nous employons si souvent le terme Léviathan qu’il devient malaisé de le définir avec précision. En effet, le mot Léviathan fait aussi bien partie du vocabulaire mythique et politique que du vocabulaire courant, il est un concept tellement fondamental dans la doctrine hobbesienne qu’il semble aller de soi. Tout porte à croire qu’avant son emploi dans l’œuvre fondatrice de la philosophie politique moderne, le Léviathan soit souvent considéré comme un terme biblique désignant un monstre ou une gigantesque bête de l’Apocalypse. Hobbes en fait le symbole du contrat social, une métaphore qui rend possible le vivre-ensemble sous les auspices du souverain personnifié en l’Etat. Le Léviathan (Commonwealth) est donc précisément l’Etat, la République, la chose publique. Son sens premier, contrairement à l’image négative que l’histoire de la pensée lui colle, est le bien-être commun, la prospérité commune.
Ce mythe du corps social est une forme d’explication a posteriori de l’origine de la société. Le Léviathan s’inscrit dans les théories politiques contractualistes, celles qui affirment que toute société est fondée sur le contrat social, un accord originel par lequel les hommes quittent l’état d’anomie ou d’anarchie qui les a vus naître pour se constituer un idéal politique commun. Le contractualisme a proprement vu le jour avec les empiristes anglais dont Thomas Hobbes, John Locke… Au XVIIe siècle, le Léviathan incarne un corps politique, une communauté politique indépendante où le peuple dispose du pouvoir suprême. Ce pouvoir est confié à l’autorité politique qui l’exerce pour le bien de tous. Ce bien s’appelle initialement paix, sûreté et perpétuation libre de l’espèce. Une communauté politique n’est forte que si elle est unifiée autour d’un idéal commun, si elle est fédérée par des forces homogènes.
Or, l’homme est naturellement méchant, observe Hobbes. C’est ici qu’intervient l’image corrosive de l’homo lupus. L’état de nature, celui d’avant le contrat social, est une jungle. On comprend pourquoi en confiant l’autorité à un souverain tout puissant doté d’un pouvoir de coercition, les contractants espèrent s’assurer durablement la paix en vue de leur propre préservation. Ils entendent faire reculer le spectre de l’autodestruction qu’entraîne la tendance innée et obstinée à la préservation de soi au détriment des autres. Il reste que le souverain dont il s’agit est un homme artificiel, il est le produit d’une pure convention politique, son domaine est la chose publique. Pour que son pouvoir ne produise pas les effets contraires à ceux qui sont escomptés, il faut encore inventer des lois, une espèce de chaînes artificielles. Celles-ci aident à canaliser non seulement le pouvoir du souverain, mais aussi les synergies sociales de la vie commune.
Ainsi, lorsque la société enfreint délibérément à la loi qu’elle s’est donnée, le souverain qu’il s’est choisi comme le garant de la loi usera de son pouvoir, agitera les chaînes à lui confiées, pour obliger les contractants au bien ou pour réparer la faute. Ce mythe fondateur de la société politique ne résout pourtant pas tous les problèmes, ce n’est qu’une forme d’explication du lien social. Il suffit de songer au fait qu’il ne peut pas y avoir des règles qui président à toutes les actions de l’homme. L’homme n’est pas qu’un corps socialisable, il y a aussi l’homme du repli intérieur qui tend à échapper aux chaînes de la nature civilisée. La liberté de l’homme est aussi soumission à une loi de nature qui n’affleure pas à la conscience. Si effectivement état de nature il y a, on dirait que l’homme n’a jamais abandonné cet état animalier y compris au cœur de la civilisation. L’homme se surprend dans la commission de faits abjects de façon involontaire. La surpuissance du pouvoir qui n’en tient pas compte tombe vite dans l’excès de répression. Surtout si la violence vient à loger conaturellement en l’homme.
Emmanuel AVONYO, op
Posted by annbourgogne on mars 16, 2010 at 7:26 am
Pari tenu et formidablement tenu.
article vraiment très intéressant et …d’actualité
Posted by L'Academie de Philosophie on mars 16, 2010 at 11:18 am
Merci chère lectrice pour votre mot et votre intérêt. C’est un plaisir d’échanger sur ces « vieilles » questions qui ne finissent pas de nous construire.
Philosophiquement votre,
Emmanuel