L’Atelier des concepts, Par Emmanuel AVONYO, op
Semaine du 26 octobre 2009
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L’atelier de cette semaine s’intéresse à la pensée de saint Augustin sur le temps. Elle est à situer sous le prisme de la méditation sur la condition temporelle de l’existence humaine. Qu’est-ce que le temps ? Comment le mesurer ? Voici les deux questions qui mettent Augustin en recherche dans le livre XI des Confessions. Pour Augustin, le temps n’a pas d’être réel. On ne le mesure qu’à son écoulement. Le temps n’a pas d’être en lui-même. Il n’existe que dans l’esprit. Notre passé et notre futur sont au présent, et le présent est en écoulement continu.
Cette conception du temps a une lourde conséquence pour l’histoire de la philosophie : le temps sera désormais une catégorie de l’être. C’est pour cela que le philosophe Merleau-Ponty écrira que le temps n’est pas une dimension de notre savoir mais une dimension de notre être (MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, p. 475). Cette définition très augustinienne du temps pourrait inscrire ce dernier au nombre des existentiaux en langage heideggérien. Et quelle convergence avec la temporalité chez Kant ! Le temps est un existential, parce qu’il était avec Kant une structure de l’esprit humain. Mais allons à l’essentiel de la description du temps chez Augustin. L’auteur des Confessions ne fera qu’accentuer le paradoxe du temps.
Le temps n’existe que dans la mesure où il tend à ne plus être, dans la mesure où il cesse d’être. S’il restait toujours présent, il serait l’éternité. Saint Augustin distingue ainsi temps et éternité : le temps n’est fait que de « la succession d’une multitude d’instants, qui ne peuvent se dérouler simultanément… Au contraire, dans l’éternité, rien n’est successif, tout est présent, alors que le temps ne saurait être présent tout à la fois »[1]. Si cette définition est assez claire, elle ne fait qu’alimenter les interrogations. Le temps, dit saint Augustin, est fait d’instants successifs. Pour prolonger son idée, nous dirons que c’est cette successivité des instants qui rend possible l’enchaînement du présent, du passé et du futur dans le temps. Augustin affirme encore que le passé et le futur tirent leur être et leur cours de l’éternel présent qui seul est stable. Il est facile d’entrevoir une indiscrète connivence entre temps et éternité, si le présent éternel était l’éternité, et que le passé et l’avenir n’ont d’être que dans une saisie au présent. Or le présent lui aussi n’existe pas. Il n’y d’être que du présent éternel.
L’équivocité de la position d’Augustin est remarquable à ce niveau. Si l’éternité (présent éternel) détermine le futur et le passé, le temps, conçu comme la succession du passé, du présent et de l’avenir, n’est-il pas déjà une sorte d’éternité ? Le temps humain participe-t-il vraiment de l’éternité ? Le temps (le présent) serait-il la présence de l’éternité ? Ces questions sont laissées à l’appréciation du lecteur qui est invité à se reporter aux Confessions afin de se faire son idée de cette possible imbrication du temps et de l’éternité par le truchement du présent éternel. Quoi qu’il en soit le temps est une existence fuyante, c’est la principale thèse d’Augustin. Le présent, pour être du temps, rejoint aussi le passé, et le futur qui n’est pas encore, n’aura d’être qu’à la condition de ne plus être.
Le temps existe en tant que durée instable car même le présent cesse d’être. Heidegger traduit élégamment cette idée quand il soutient que le temps appartient à la « clairière du se retirer » en apportant avec lui l’être, la présence[2]. Il n’y a le temps que parce que l’avenir n’est pas encore, le passé n’est plus, et le présent se contente de s’abolir dans le ne-plus-être. Heidegger est complètement en phase avec Saint Augustin sur ce point. Le présent est la disparition de l’avenir dans le passé, l’engloutissement de ce qui n’est pas encore dans ce qui n’est plus.
En affirmant que le temps est fugace, Augustin est loin de nier l’existence du temps comme succession des instants. Si ni le passé, ni le présent, ni l’avenir n’étaient, il n’y aurait pas le temps, c’est-à-dire la succession instable des instants. « Si rien ne passait, il n’y aurait pas du temps passé ; si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ; si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent »[3]. Le temps passé et le temps futur sont à la condition de passer et d’arriver. Quant au présent, il est comme une éclaircie entre deux nuits, une lueur de présence entre deux absences, le devenir entre deux néants. Le temps présent est sous la menace de sa négation que symbolise le passé. Le paradoxe du temps s’illustre chez saint Augustin comme le paradoxe d’un présent absent, condition d’existence du temps.
C’est alors que se pose le problème de la mesure du temps. Peut-on mesurer ce qui n’est pas, c’est-à-dire le passé et le futur ? Saint Augustin répond que seul le présent est mesurable. Réponse difficile à corroborer, si nous restons dans la logique de la première critique. Car il est tout de même curieux de soutenir que ce qui n’est pas toujours, ce qui n’est pas encore fini, le présent, a une longueur. Difficile de mesurer ce qui n’a pas d’étendue. Comment se passe la mesure du temps présent ? Pour Augustin, c’est le temps en train de passer que nous mesurons par la conscience que nous en prenons. Le passé et l’avenir existent parce qu’ils sont conçus par l’esprit humain.
Notre mémoire en effet ne garde que des empreintes du passé, elle ne projette que des images anciennes sur l’avenir par préméditation. De cette manière, le futur et le passé ne sont qu’en tant que rendus à l’existence présente par l’esprit humain qui en a gardé les traces mémorielles. Le seul temps qui soit mesurable, c’est le présent. En tant que représentation de notre esprit, mesure de la durée du mouvement et du repos, le temps demeure une distension de l’âme. S’il est vrai que la conception de la durée est variable selon les individus et selon la teneur de l’événement que l’on mesure, la mesure du temps au présent est toujours le souvenir du passé et l’attente de l’avenir par notre esprit. C’est la psychologie du temps chez Augustin.
L’on peut noter que saint Augustin ne semble pas se démarquer largement d’Aristote. Le temps de l’âme chez Augustin est le temps que mesure notre conscience de la succession des instants. Aristote aussi avait perçu l’intellect comme la faculté de l’âme qui nombre le temps. Le temps psychologique augustinien mesure le mouvement (et pas le contraire), il ne dépend plus des mouvements circulaires des astres célestes. Augustin « sort » le temps de l’espace (l’homme est dans l’espace ? l’espace est-il une dimension de l’homme ?) et le loge dans le sujet humain. Le temps cosmologique est le même partout et en toute chose, il existe sans l’âme. Le temps psychologique ne veut pas confondre le temps et ce qui en est le signe (le mouvement). Il n’est qu’à la condition de cesser d’être. Il est fonction de la mesure de l’esprit humain.
Cette petite comparaison faite en compagnie d’Aristote, que retenir du temps chez saint Augustin ? Le passé et le futur ne sont jamais au présent, donc ne sont pas. Mieux, ils ne sont que pour l’homme. Quand au présent, il est de façon instable. Le présent éternel seul est stable, il s’appelle éternité. Le temps qui passe ne convoque-t-il pas l’homme vers une existence infinie, qui, elle, ne passe ni ne finit ? Le fleuve des choses temporelles nous entraîne vers des horizons d’être inconnus. Le temps s’écoule, et avec lui, l’être de l’homme.
Soulignons pour finir qu’en réfléchissant sur l’être fugace du temps, Augustin souligne que l’homme est un être qui passe, l’homme est un être en quête d’éternité, une éternité qui est enfouie dans sa mémoire. Cette anthropologie du temps a des accents théologiques indéniables. Les années de l’homme vont et viennent, contrairement à celles de Dieu. L’homme est en mal d’être, il est éphémère. Le temps comme l’homme n’auront d’être que dans leur tension vers l’Etre éternel et immuable. L’ontologie du temps ou l’anthropologie augustinienne du temps se révèle en définitive comme une eschatologie du temps. Augustin a-t-il réussi à dépasser Aristote ? A suivre>>> La critique ricoeurienne du concept du temps chez Aristote et Augustin
LE TEMPS DU MONDE CHEZ ARISTOTE
[1] Saint Augustin, Les Confessions, Garnier-Flammarion, Paris, 1964, p.261.
[2] Martin Heidegger, Questions 3 & 4, Gallimard, 1976, p. 348.
[3] Saint Augustin, Les Confessions, Garnier-Flammarion, Paris, 1964, p.261.