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Pensée du 12 décembre 09

« Il est si peu facile de parvenir au bonheur que chacun s’en éloigne d’autant plus qu’il s’y précipite avec plus d’ardeur »

SENEQUE, Dialogues, t.2, De la vie heureuse

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GRILLE DE LECTURE

Dans l’antiquité grecque, Epicuriens et Stoïciens entre autres rivalisaient de génie pour proposer à l’homme des voies du bonheur. Le lien entre vertu et bonheur était analytique selon l’expression de Kant, car ils étaient impliqués l’un dans l’autre. Que l’on définisse le bonheur dans ces écoles comme l’atteinte d’une sérénité intérieure sans encombres ou la recherche d’une vie harmonieuse avec le monde, ou encore comme un don de la Providence, il n’a jamais été à juste titre un état acquis définitivement.

Sénèque le rappelle dans son traité sur le bonheur. Il n’est jamais atteint parfaitement. C’est ce que réaffirmera Aristote. Sénèque est si radical qu’il voit un rapport d’opposition entre recherche et vécu du bonheur. Encore que la recherche du bonheur ne dispense pas l’homme des tribulations dues à la contingence de l’existence. Sinon, pourquoi les hommes de bien ne sont-ils pas exempts de malheurs ? Ceux qui ont pour eux la Providence doivent encore travailler à leur bonheur. Si le bonheur de l’homme n’est jamais garanti, et que le travail semble l’en éloigner, que faut-il faire ?

L’on peut seulement remarquer que bien des revirements et des disgrâces viennent souvent se jouer des vies qui escomptaient de meilleures destinées. C’est l’exemple des malheurs de Job dans la Bible chrétienne. Tel paraît être en général le sort réservé aux hommes justes. L’homme est-il né pour la souffrance ? Question philosophique !

L’angoisse de Job l’amené à s’interroger sur le sens profond de la vie et à sombrer dans la déréliction. Philippe Nemo affirme que « l’angoisse a plongé Job tout entier dans un lieu inconnu » au point que sa personne se trouvait altérée. Voilà qui est assurément le contraire de la vie heureuse souhaitée et recherchée par Job, que son observance scrupuleuse destinait à une vie soutenue par des conditions d’un bonheur stable. N’est-ce pas Sénèque qui a raison de nous ?

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 11 décembre

L’academos

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Pensée du 05 décembre 09

« C’est tout ce que mérite la bévue des ignorants qui supposent qu’en adoptant l’utilité comme critérium du bien et du mal, les utilitaristes donnent à ce mot le sens étroit et propre de la langue familière, qui oppose utilité au plaisir. »

JOHN STUART MILL, L’utilitarisme

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GRILLE DE LECTURE

Il n’est pas aisé de saisir ce que John Stuart Mill insinue dans ce passage. Nous savons que ce philosophe utilitariste à une réputation particulière. Georges Tanesse dit de lui qu’il un disciple indocile, plus brillant par son caractère que par sa clairvoyance. Il s’est très vite écarté de la ligne de son maître Bentham au moment de l’élaboration de sa philosophie pratique. Il s’est permis par exemple de reprocher à son père comme à son maître dans un ouvrage sans auteur de n’avoir eu qu’une vision très incomplète de la réalité. Le sentiment moral, l’obligation du devoir et la conscience morale leur auraient échappé.

Le philosophe John Stuart Mill n’a pas toujours défendu en l’état la doctrine utilitariste. Mais dans la pensée que nous analysons, il semble prendre la défense de l’utilitarisme. Il convient de savoir contre quoi il prend le parti utilitariste. Il s’excuse d’abord auprès des philosophes parce que les utilitaristes leur auraient donné l’impression d’opposer utilité et plaisir, alors que l’utilitarisme est traditionnellement accusé de réduire l’utilité au plaisir. John Stuart Mill y voit un contresens qu’il faut élucider. Pour lui, d’Epicure à Bentham, utilité rimait avait plaisir comme absence de douleur. Il reproche en réalité aux philosophes qui entretiennent cette confusion concernant l’utilitarisme leur légèreté d’esprit et leur prétention. C’est par ignorance qu’ils ont fait de ce terme un usage aussi erroné.

Ensuite, pour sauver l’utilitarisme de cet avilissement, John Stuart Mill ne s’est pas contenté de blanchir sa famille spirituelle. Il s’attaché à purifier la notion de plaisir. Que le bonheur soit la fin de l’action humaine, il ne trouve rien à redire. Mais il refuse de l’identifier à la satisfaction des désirs sans distinction de qualité. Pour lui, une hiérarchie de dignité entre les tendances s’impose. C’est à une redéfinition de l’utilitarisme qu’il a procédé, mais après avoir adressé des invectives à leurs prétentieux détracteurs.

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 04 décembre

L’academos

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Pensée du 03 décembre 09

« La responsabilité pour les autres n’a pas été un retour à soi, mais une crispation, irreboutable, que les limites de l’identité ne peuvent pas retenir. La récurrence se fait identité en faisant éclater les limites de l’identité, le principe de l’être en moi, l’intolérable repos en soi de la définition.»

EMMANUEL LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence

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GRILLE DE LECTURE

C’est un repas solide qui est servi au café philosophique de l’academos de ce jour. Qui pourra réaliser un saut dans cette pensée ? Ces mises en garde disent assez l’humilité dont nous nous armons avant de tenter d’arracher quelques miettes de compréhension à ce qui tombe de la table des grands.

La réflexion sur la responsabilité constitue l’un des thèmes fondamentaux de la pensée de Levinas. Nous avons donc le devoir de nous soumettre à l’analyse phénoménologique de ce penseur de la relation d’altérité afin de découvrir au cœur de celle-ci la « signifiance » de la responsabilité. Levinas essaye d’éveiller le Moi à la dimension d’une responsabilité indéclinable. Il nous révèle la relation absolue reliant la subjectivité et l’altérité.

Nous pouvons affirmer qu’en parlant d’une responsabilité pour l’autre, Levinas fait signe vers un double clivage. Deux pour l’autre se succèdent dialectiquement. Il y a un premier qui surgit du dévoilement de l’autre, et un second qui établit ma responsabilité. Figurons-nous que la montration de l’autre suscite déjà une crispation identitaire. Mais Levinas appelle à aller plus loin, c’est-à-dire, jusqu’à la substitution. L’appel récurrent de l’autre à venir à son secours fait éclater les limites de l’identité qui se décline désormais par l’impossible repos en soi.

La crispation de l’identité face au dévoilement est une passivité qui subit une nouvelle irruption, celle qui décuple notre responsabilité. En cela, le retour en soi comme le repos ne sont pas possibles. « Cette passivité de la récurrence à soi qui n’est pas cependant l’aliénation d’une identité trahie – que peut-elle d’autre sinon la substitution de moi aux autres ? » se demande Levinas (A. E. p. 144). Impossible de ne se soucier que de soi. Le Moi doit être responsable pour l’autre. La responsabilité dans l’obsession ou la récurrence de l’autre est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’avait pas voulu.

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 02 Décembre

L’academos

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Pensée du 02 décembre 09

« La vérité consiste soit dans la découverte des rapports des idées considérées comme telles, soit dans la conformité de nos idées des objets aux objets tels qu’ils existent réellement.»

David Hume, Traité de la nature humaine

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GRILLE DE LECTURE

Qu’est-ce que la vérité ? Question philosophique inépuisable. Toute l’histoire de la pensée s’est attachée à décliner la vérité sous des modes variés. Avant la philosophie médiévale et moderne, Aristote avait peut-être fourni des bases de la définition de Hume en enseignant que le vrai et le faux ne sont pas dans les choses mais dans la pensée. Ainsi, la vérité comme adéquation de l’esprit avec la réalité,  la conformité de l’intellect avec le réel. Connaître cette conformité, c’est donc connaître la vérité, selon Hume.

Nous trouvons-nous en présence d’une conception matérielle de la vérité ? Kant affirme à la suite de Hume que « c’est dans l’accord avec les lois de l’entendement que consiste le formel de la vérité.»Si la vérité matérielle est l’accord de la pensée avec la chose considérée, la vérité formelle, elle, relève du principe de non contradiction qui met en jeu les lois universelles de l’entendement humain. Quant à Hume, il semble clairement faire signe vers l’accord de nos idées avec la réalité. Tout compte fait, Hume ne doit pas être si facilement rangé parmi les matérialistes.

Au-delà de ces définitions, l’on peut bien se demander si le vrai existe. La vérité est-elle une essence ou une production de l’esprit humain ? Le relativisme des Lumières invite à questionner davantage la vérité. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Mucchellli Villani à dire que « la réalité est toujours réalité des choses, et la vérité est vérité des hommes ». En ce sens, la vérité est fonction de l’homme qui tente de l’appréhender. Elle dépend de nos idées, des idées que nous avons des objets qui existent réellement. S’il n’y a du vrai que selon l’esprit humain, il va sans dire que cette grille de lecture ne vaut que pour celui qui l’a écrite.

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 01 Décembre

L’academos

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[1] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues & Pacaud, PUF, 1997, p. 60.

Pensée du 27 novembre 09

« Il est si peu facile de parvenir au bonheur que chacun s’en éloigne d’autant plus qu’il s’y précipite avec plus d’ardeur »

SENEQUE, Dialogues, t.2, De la vie heureuse

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GRILLE DE LECTURE

Dans l’antiquité grecque, Epicuriens et Stoïciens entre autres rivalisaient de génie pour proposer à l’homme des voies du bonheur. Le lien entre vertu et bonheur était analytique selon l’expression de Kant, car ils étaient impliqués l’un dans l’autre. Que l’on définisse le bonheur dans ces écoles comme l’atteinte d’une sérénité intérieure sans encombres ou la recherche d’une vie harmonieuse avec le monde, ou encore comme un don de la Providence, il n’a jamais été à juste titre un état acquis définitivement.

Sénèque le rappelle dans son traité sur le bonheur. Il n’est jamais atteint parfaitement. C’est ce que réaffirmera Aristote. Sénèque est si radical qu’il voit un rapport d’opposition entre recherche et vécu du bonheur. Encore que la recherche du bonheur ne dispense pas l’homme des tribulations dues à la contingence de l’existence. Sinon, pourquoi les hommes de bien ne sont-ils pas exempts de malheurs ? Ceux qui ont pour eux la Providence doivent encore travailler à leur bonheur. Si le bonheur de l’homme n’est jamais garanti, et que le travail semble l’en éloigner, que faut-il faire ?

L’on peut seulement remarquer que bien des revirements et des disgrâces viennent souvent se jouer des vies qui escomptaient de meilleures destinées. C’est l’exemple des malheurs de Job dans la Bible chrétienne. Tel paraît être en général le sort réservé aux hommes justes. L’homme est-il né pour la souffrance ? Question philosophique !

L’angoisse de Job l’amené à s’interroger sur le sens profond de la vie et à sombrer dans la déréliction. Philippe Nemo affirme que « l’angoisse a plongé Job tout entier dans un lieu inconnu » au point que sa personne se trouvait altérée. Voilà qui est assurément le contraire de la vie heureuse souhaitée et recherchée par Job, que son observance scrupuleuse destinait à une vie soutenue par des conditions d’un bonheur stable. N’est-ce pas Sénèque qui a raison de nous ?

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 26 novembre

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[1] Sénèque, Dialogues, t.2, De la vie heureuse – De la brièveté de la vie, Paris, 1

[2] Philippe Nemo, Job et l’excès du mal, Paris, Grasset, 1978, p. 54.

Pensée du 26 novembre 09

« Il y a deux motions de la volonté, l’une relative à l’exercice de l’acte, l’autre à sa spécification, cette dernière provenant de l’objet. Du premier point de vue (exercice) aucun objet ne peut mouvoir nécessairement la volonté : je puis en effet m’abstenir de penser à quoi que ce soit, et par conséquent de ne pas le vouloir en acte. »

Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, les actes humains.

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GRILLE DE LECTURE

Saint Thomas d’Aquin veut répondre à une question fondamentale. La volonté est-elle mue nécessairement par son objet ? C’est le problème moderne de l’autonomie de la volonté et de la liberté humaine qui semble être posé en ces termes.  LIRE LA SUITE DU COMMENTAIRE ICI

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 25 novembre

L’academos

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Pensée du 25 novembre 09

« Le rôle du principe d’équité des chances est de garantir que le système de coopération est un système basé sur une justice procédurale pure. »

John Rawls, Théorie de la justice

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GRILLE DE LECTURE

>>> LIRE LE COMMENTAIRE ICI

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 24 novembre

L’academos

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Pensée du 24 novembre 09

« Le prudent d’Aristote est plutôt dans la situation de l’artiste, qui a d’abord à faire, pour vivre dans un monde où il puisse être véritablement homme. La morale d’Aristote est, sinon par vocation, du moins par condition, une morale du faire, avant d’être et pour être une morale de l’être. »

Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote

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GRILLE DE LECTURE

Difficile de réfréner son plaisir devant l’hommage que le disciple rend à son maître. La prudence chez Aristote est un des traités de morale les plus consultés sur Aristote. Pierre Aubenque place la prudence au centre de la morale aristotélicienne. Et cette prudence n’est pas à confondre avec la passivité ou la morale couarde du moindre risque. Si elle se rapporte à l’être, c’est d’abord à un être conscient de la part active qu’il doit prendre dans le cosmos. Aristote ne confond pas la vie morale avec la contemplation sans action, ni avec la volonté droite, s’il en est une.  Pour lui, la vie morale commande d’adapter constamment les fins aux moyens et les moyens aux fins. Et c’est à cela que sert la prudence.

Cette définition de la prudence fait penser aux sages stoïciens qui se considéraient comme « une œuvre d’art » reflet d’un monde achevé. L’homme aristotélicien n’est pas a priori un sage. Aucun savoir humain ne peut combler l’abîme qui sépare l’homme de la sagesse. A défaut, il peut être au moins prudent. Cela requiert que l’homme agisse, faute de mieux. Pour Pierre Aubenque, vu la contingence du monde, et en attendant le pouvoir de réaliser en nous-mêmes l’ordre que nous contemplons dans le Ciel, il nous appartient d’ordonner le monde nous s’engageant prudemment en lui selon le vœu d’Aristote.

Aristote distingue l’habileté technique, indifférente à ses fins, de la prudence qui est morale dans ses fins comme dans ses moyens. Après Aristote, Kant définissait la prudence comme l’habileté dans le choix des moyens qui nous conduisent à notre propre bonheur. La morale est de l’ordre de action, et la prudence, du travail. La morale de la prudence vise l’être, le bonheur. La prudence est pour ce faire une vertu de l’action et de l’être. L’homme ne se rationalise que dans un faire qui vise l’être. C’est cette idée de prudence qui a sans doute inspiré André Comte-Sponville lorsqu’il écrivait que le principe de précaution n’est pas un principe d’inhibition mais de l’action. C’est pourquoi « le risque zéro, c’est de n’être pas né, ou d’être déjà mort. Vivons donc prudemment, mais sans nous laisser paralyser par la peur. »

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 23 novembre

L’academos

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Pensée du 21 novembre 09

« Je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies ; mais qu’il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.»

René DESCARTES, Discours de la méthode

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GRILLE DE LECTURE

Par sa clarté, l’acte réflexif du « cogito » livre à Descartes la certitude qui justifie le doute qui le précède et fonde les découvertes qui suivent. Ayant abouti à cela, Descartes « jugea qu’il pouvait prendre pour règle générale que ce que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies. » Dans ses Principes de Philosophie, Descartes entend par idées claires et distinctes celles qui sont présentes et manifestes à l’esprit, et celles qui sont si précises qu’elles se qu’elles se distinguent nettement des autres.  C’est ainsi que doit être toute connaissance sur laquelle doit se porter un jugement indubitable.

La pensée des « idées claires et distinctes  est le propre de la raison. Tout ce que nous concevons à la lumière de la raison se veut clair et distinct, donc vrai. Tant que nous discernerons les choses clairement et distinctement, nous nous ne prendrons pas le faux pour le vrai.  Dans son Discours de la méthode, Descartes observe tout de même un écueil, il se rend bien compte qu’il y a quelque difficulté à bien remarquer quelles sont les idées que nous concevons clairement et distinctement. Comme s’il disait qu’il y a quelque difficulté à bien juger et à bien user de notre raison, de notre faculté de discernement. La difficulté réside dans la manière de considérer les choses, car il est difficile de considérer les choses comme il faut.

A la suite de la règle de l’évidence, Descartes se mit à réfléchir sur le fait qu’il doute. « En suite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais. » Le doute nous est présenté comme une étape essentielle du parcours de Descartes. Il est même l’étape initiale de la recherche de Descartes. Pour s’assurer de la solidité de ses connaissances, il lui a fallu trouver une bonne fois pour toutes un fondement inébranlable à partir duquel il pouvait déduire tout le reste. Ainsi peut-on dire que la méthode cartésienne commence en réalité par la mise en doute systématique de toutes les connaissances qui nous semblent évidentes.

Le doute, c’est la mise en question et la réfutation volontaire et méthodique des connaissances. Il délivre de toutes sortes de préjugés ou de connaissances tâchées de germes obscurs. Il nous prépare le chemin pour accoutumer notre esprit à se détacher des sens et à s’élever à la certitude métaphysique, lieu de rencontre avec Dieu. Pour parvenir à la certitude du « cogito », Descartes s’est donc mis à douter de son savoir. Mais la nouveauté ici, c’est que Descartes fait réflexion sur le fait qu’il doute. Ce retour sur lui-même permet à Descartes de savoir qu’il n’était « pas tout parfait ». Il lui apparaît en pleine lumière que « c’était une plus grande perfection de connaître que de douter ».

Emmanuel AVONYO, op

Pensée du 20 novembre

L’academos

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Paul Ricoeur et le concept de temps

L’Atelier des concepts, Par Emmanuel AVONYO, op

Semaine du 09 novembre 2009

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Première partie

Aristote et Saint Augustin ont été deux grands concepteurs du temps. Aristote est le plus noble médiateur grec de la pensée philosophique du temps. Augustin, sur un fond de réflexion théologique empreinte de néo-platonisme, a enveloppé la notion de temps dans le contraste « temps-éternité ». Après ces deux monuments, le concept de temps est demeuré un sujet de scrutation permanente pour toute l’histoire de la philosophie. Kant, Hegel, Husserl, Heidegger se sont passé le témoin l’un après l’autre, chacun butant sur ses limites propres.

Paul Ricœur a consacré son immense trilogie de phénoménologie Temps et Récit à la complication (par l’accentuation et la saturation des apories) de ce qu’on savait de l’expérience temporelle (Temps et Récit III, p. 352). Il essaye de recouvrir l’aporétique du temps par une poétique du récit. Partant du constat de l’aporicité de principe de toute phénoménologie de la temporalité, il établit que la temporalité ne se laisse pas dire dans le discours direct d’une phénoménologie, mais requiert la médiation indirecte de la narration. Toute tentative d’exprimer le vécu du temps dans son immédiateté débouchant sur une aporie, Ricœur tient le récit pour le gardien du temps.

La nouveauté de cette entreprise réside dans le fait que le « temps raconté » vient dire la refiguration du temps par le récit. Si la fonction du récit est d’articuler le temps de manière à lui donner la forme d’une expérience humaine, le temps se présente de son côté comme le référent du récit. On ne sort pas facilement du cercle herméneutique de Ricœur. Avant d’exposer la conception  ricoeurienne de l’expérience temporelle qui culmine dans une poétique du temps, nous ferons un grand détour par la critique historique qu’il fait du concept. Dans l’Atelier des concepts de cette semaine, nous procédons à une brève présentation de la trilogie Temps et Récit et à une relecture de la critique qu’il fait du temps tel qu’Aristote et Saint Augustin l’ont conçu.

« TEMPS ET RECIT » DE PAUL RICOEUR

Temps et Récit comprend trois volumes publiés de 1983 à 1985. L‘intrigue et le récit historique (Tome 1), La configuration dans le récit de fiction (Tome 2) et Le temps raconté (Tome 3). Le temps est le thème philosophique majeur qui traverse Temps et récit. C’est un ouvrage que l’on peut avoir du mal à classer vu le nombre important de grands thèmes qui y sont abordés. Pour l’historien François Dosse, la trilogie Temps et Récit fut pour Ricoeur l’occasion de penser l’articulation du clivage entre un temps qui doit apparaître et un temps conçu comme condition des phénomènes.  Mais Temps et Récit est selon lui une oeuvre portant sur l’histoire (Paul Ricoeur, les sens d’une vie, La Découverte, 1997).

Un autre grand lecteur de Ricoeur, Olivier Mongin, a un point de vue qui sert un peu plus notre propos. Montrant que Temps et Récit a pour objectif de construire une médiation entre le temps et le récit par la médiation de la mise en intrigue,  il met en évidence l’importance du temps, du récit et de l’action dans cette vaste enquête philosophique (Paul Ricoeur, Seuil, 1994, p. 145). Ces deux points de vue ne sont pas pour autant opposables. Car c’est l’action humaine que le récit imite, c’est une histoire que le récit raconte. Entre temps et récit, s’insèrent nécessairement l’action humaine et l’histoire.

Le parcours philosophique de Paul Ricoeur éclaire davantage le sujet. Avant la rédaction de ces textes, Ricœur a dispensé des cours d’histoire de la philosophie sur le temps à la Sorbonne, à Nanterre et à Chicago. Il a par la suite écrit des articles (par exemple Narrativité, 1980) sur l’expérience humaine du temps et sa fonction narrative. Il affirme dans son autobiographie intellectuelle que Temps et récit lui a permis de porter à un plus haut niveau de réflexion l’intuition contenue dans ce qu’il appelle « ses galops d’essai » sur le temps et la narrativité (Réflexion faite, Esprit, 1995, p. 63). A juste titre, dans Temps et Récit, Paul Ricœur tient l’hypothèse fondamentale selon laquelle le récit n’achève sa course que dans l’expérience du lecteur dont il « refigure » l’expérience temporelle.

Parmi les raisons qui sous-tendent cet intérêt pour la question du temps par la porte du récit, il y a les productions antérieures de Ricœur sur l’historiographie et le sens de l’histoire dans lesquelles la structure narrative de l’histoire et ses implications pour une philosophie du temps n’étaient pas encore prises en compte. Il y a surtout « les traits remarquables du récit en tant que structure langagière distincte ». La rencontre avec une épistémologie narrativiste (relation entre connaissance historique et structures narratives) à Chicago et avec l’exégèse biblique aurait facilité cette entrée dans la question du temps par le récit.

Ainsi pour Ricœur, il y avait un rapport de conditionnement mutuel entre narrativité et temporalité. Il réalise que « la notion de temps reste un nœud de difficultés et d’apories apparemment sans issue ». Malgré cet horizon de recherche conditionné, un examen minutieux des grandes analyses du temps chez Augustin, Husserl et Heidegger ont ponctué la troisième partie de Temps et Récit. Ricœur essaye de rendre compte de l’enchevêtrement du passé, du futur et du présent respectivement comme milieu du souvenir et de l’histoire, milieu de l’attente, de la crainte et de l’espoir, moment d’attention et d’initiative. En se mesurant sur l’ogre aristotélicien, Augustin a attiré l’attention sur le caractère aporétique du temps.

L’IMPOSSIBLE REFUTATION DE LA THESE COSMOLOGIQUE D’ARISTOTE

Pour Augustin, le temps comme distension de l’âme (distentio animi) est la possibilité de la mesure du temps. Les divisions du temps en jours, en années sont des propriétés du temps présent. Le principe de l’extension de la mesure du temps ressortit à la seule distension de l’esprit. Ainsi, la mesure est une propriété authentique du temps. On pourrait appeler cette approche intime du temps le « temps intérieur ».

En effet, Saint Augustin ne veut pas identifier le temps aux mouvements circulaires des astres. « J’ai entendu dire à un docte (allusion faite à Aristote) que le temps, c’est proprement le mouvement du soleil, de la lune et des astres. Je ne suis pas de son avis. » Augustin refuse ce temps astral car il n’est pas justifié que si les astres s’arrêtaient, il n’y aurait plus de temps pour mesurer le mouvement des corps. Il rejette ainsi la conception purement cosmologique du mouvement temporel et se met à chercher dans la distension de l’esprit le principe de l’extension du temps (Confessions, Livre XI, 23, p. 272 ss).

Or en procédant ainsi, saint Augustin semble rater complètement sa cible. Selon Ricœur, la théorie aristotélicienne du temps est éminemment plus subtile qu’Augustin ne le pense. Aristote n’identifie pas entièrement le temps au mouvement qui cristallise l’attention d’Augustin. Il affirme seulement que « le temps est quelque chose du mouvement » et que c’est l’âme ou l’intellect qui nombre le temps. Augustin soutient aussi que c’est l’âme qui mesure le temps. Ce qui revient à dire que la réfutation du temps cosmologique n’est qu’une continuation de cette théorie d’Aristote. C’est pour cette raison que Paul Ricœur écrit au sujet du débat Aristote et Augustin que « l’échec majeure de la théorie augustinienne est de n’avoir pas réussi à substituer une conception psychologique du temps à une conception cosmologique » (Temps et Récit III, Paris, Seuil, 1985, p. 19.)

Augustin, un maître incontesté

En tirant ce constat d’échec, Ricœur ne manque pas de saluer le mérite d’Augustin. Il souligne qu’insister sur les apories de la conception augustinienne du temps avant de faire paraître celles qui surgissent chez quelques-uns de ses successeurs, ce n’est pas renier sa grandeur. Car en dépit de la superposition de la psychologie du temps à la cosmologie d’Aristote, l’entreprise d’Augustin constitue un « irrécusable progrès par rapport à toute cosmologie du temps ». Augustin est un maître incontesté (maîtrise paradoxale certes), en dépit du génie certain de Husserl et de Heidegger.

En fait, c’est l’analyse augustinienne de l’expérience du temps intérieur qui a révélé l’aporie selon laquelle il est impossible de dériver le temps de l’âme des structures cosmologiques du temps. (Réflexion faite, Esprit, 1995, p. 67) Quant à  Husserl et Heidegger, ils représentent selon notre philosophe les « deux exemples canoniques » de  phénoménologues du temps : la phénoménologie de la conscience intime du temps chez Husserl et la phénoménologie herméneutique  de la temporalité chez Heidegger.

L’échec d’Augustin n’est pas qu’un manquement de cible dans la critique par le fait d’une identification simpliste du temps au mouvement. C’est aussi l’échec du caractère insoutenable de son argumentation mal engagée dès le début. « Il n’est tout simplement pas vrai, observe Ricœur, qu’un jour resterait ce que nous appelons un jour s’il n’était pas mesuré par le mouvement du soleil.» (Temps et Récit, III, p. 20) Augustin aurait pensé que les astres ne sont que des signes astraux (Ricœur dit « luminaires ») qui marquent le temps. Alors que le temps n’est ni le mouvement des astres ni celui d’un corps.

L’échec d’Augustin a aussi  consisté à dériver le principe de la mesure du temps de la seule distension de l’esprit. Si l’extension du temps psychique ne se laisse pas dériver de la distension de l’âme, la réciproque s’impose avec le même caractère contraignant. L’impossibilité de la dérivation inverse provient de l’écart, conceptuellement infranchissable, entre la notion d’instant d’Aristote et celle du présent au sens d’Augustin. N’importe quelle coupure de la continuité du mouvement (c’est-à-dire l’instant) peut être le présent de saint Augustin. Jusqu’à Kant, la plus grande aporie du temps se situe dans la dualité de l’instant et du présent. (Temps et Récit, III, p. 30-31)

Cette impasse amène Ricœur à aborder le problème du temps du point de vue de la nature, de l’univers et du monde sans exclure aucun élément. Parce que pour faire l’économie de cet échec, « il importe à une théorie narrative du temps que soient laissés libres les deux accès au problème du temps : par le côté de l’esprit et par celui du monde. » (Temps et Récit III, p. 22) Ricœur se pose en conciliateur des théories qui ne s’accordent pas à priori. On pourrait se douter qu’il va tout droit dans une nouvelle impasse. Il mesure tout de même la difficulté de l’entreprise puisque l’aporie de la temporalité découle de la tentative de dérivation ou d’ajustement des deux bouts de la chaîne que sont le temps de l’âme et le temps du monde, le temps physique (cosmologique) et le temps psychologique (phénoménologique). Il savait qu’était vain de tenter de dériver l’un de l’autre.

La confrontation Aristote-Augustin n’a pas connu de perdant. Augustin n’a pas réussi à démonter la théorie cosmologique du temps afin de lui substituer le temps de l’âme. Bien plus, aucune alliance ne semble possible si chacun conserve ses prémisses intactes. Le choix n’est pas aisé entre Aristote et Augustin, mais jamais les deux à la fois sans occulter l’un au profit de l’autre. L’aporétique du temps sent le roussi. L’atelier de la semaine prochaine nous permettra de cerner ce en quoi consistent réellement les apories du temps, et peut-être de nous frayer un chemin vers la modernité.

L’atelier des concepts,

Emmanuel AVONYO, op

Aristote et Saint Augustin sur le temps

A suivre :

>>> L’APORETIQUE DU TEMPS

Aristote-Augustin

Husserl-Kant

Heidegger et le concept « vulgaire » du temps

>>> LA POETIQUE DU TEMPS