L’Atelier des concepts, Par Emmanuel AVONYO, op
Semaine du 09 novembre 2009
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Première partie
Aristote et Saint Augustin ont été deux grands concepteurs du temps. Aristote est le plus noble médiateur grec de la pensée philosophique du temps. Augustin, sur un fond de réflexion théologique empreinte de néo-platonisme, a enveloppé la notion de temps dans le contraste « temps-éternité ». Après ces deux monuments, le concept de temps est demeuré un sujet de scrutation permanente pour toute l’histoire de la philosophie. Kant, Hegel, Husserl, Heidegger se sont passé le témoin l’un après l’autre, chacun butant sur ses limites propres.
Paul Ricœur a consacré son immense trilogie de phénoménologie Temps et Récit à la complication (par l’accentuation et la saturation des apories) de ce qu’on savait de l’expérience temporelle (Temps et Récit III, p. 352). Il essaye de recouvrir l’aporétique du temps par une poétique du récit. Partant du constat de l’aporicité de principe de toute phénoménologie de la temporalité, il établit que la temporalité ne se laisse pas dire dans le discours direct d’une phénoménologie, mais requiert la médiation indirecte de la narration. Toute tentative d’exprimer le vécu du temps dans son immédiateté débouchant sur une aporie, Ricœur tient le récit pour le gardien du temps.
La nouveauté de cette entreprise réside dans le fait que le « temps raconté » vient dire la refiguration du temps par le récit. Si la fonction du récit est d’articuler le temps de manière à lui donner la forme d’une expérience humaine, le temps se présente de son côté comme le référent du récit. On ne sort pas facilement du cercle herméneutique de Ricœur. Avant d’exposer la conception ricoeurienne de l’expérience temporelle qui culmine dans une poétique du temps, nous ferons un grand détour par la critique historique qu’il fait du concept. Dans l’Atelier des concepts de cette semaine, nous procédons à une brève présentation de la trilogie Temps et Récit et à une relecture de la critique qu’il fait du temps tel qu’Aristote et Saint Augustin l’ont conçu.
« TEMPS ET RECIT » DE PAUL RICOEUR
Temps et Récit comprend trois volumes publiés de 1983 à 1985. L‘intrigue et le récit historique (Tome 1), La configuration dans le récit de fiction (Tome 2) et Le temps raconté (Tome 3). Le temps est le thème philosophique majeur qui traverse Temps et récit. C’est un ouvrage que l’on peut avoir du mal à classer vu le nombre important de grands thèmes qui y sont abordés. Pour l’historien François Dosse, la trilogie Temps et Récit fut pour Ricoeur l’occasion de penser l’articulation du clivage entre un temps qui doit apparaître et un temps conçu comme condition des phénomènes. Mais Temps et Récit est selon lui une oeuvre portant sur l’histoire (Paul Ricoeur, les sens d’une vie, La Découverte, 1997).
Un autre grand lecteur de Ricoeur, Olivier Mongin, a un point de vue qui sert un peu plus notre propos. Montrant que Temps et Récit a pour objectif de construire une médiation entre le temps et le récit par la médiation de la mise en intrigue, il met en évidence l’importance du temps, du récit et de l’action dans cette vaste enquête philosophique (Paul Ricoeur, Seuil, 1994, p. 145). Ces deux points de vue ne sont pas pour autant opposables. Car c’est l’action humaine que le récit imite, c’est une histoire que le récit raconte. Entre temps et récit, s’insèrent nécessairement l’action humaine et l’histoire.
Le parcours philosophique de Paul Ricoeur éclaire davantage le sujet. Avant la rédaction de ces textes, Ricœur a dispensé des cours d’histoire de la philosophie sur le temps à la Sorbonne, à Nanterre et à Chicago. Il a par la suite écrit des articles (par exemple Narrativité, 1980) sur l’expérience humaine du temps et sa fonction narrative. Il affirme dans son autobiographie intellectuelle que Temps et récit lui a permis de porter à un plus haut niveau de réflexion l’intuition contenue dans ce qu’il appelle « ses galops d’essai » sur le temps et la narrativité (Réflexion faite, Esprit, 1995, p. 63). A juste titre, dans Temps et Récit, Paul Ricœur tient l’hypothèse fondamentale selon laquelle le récit n’achève sa course que dans l’expérience du lecteur dont il « refigure » l’expérience temporelle.
Parmi les raisons qui sous-tendent cet intérêt pour la question du temps par la porte du récit, il y a les productions antérieures de Ricœur sur l’historiographie et le sens de l’histoire dans lesquelles la structure narrative de l’histoire et ses implications pour une philosophie du temps n’étaient pas encore prises en compte. Il y a surtout « les traits remarquables du récit en tant que structure langagière distincte ». La rencontre avec une épistémologie narrativiste (relation entre connaissance historique et structures narratives) à Chicago et avec l’exégèse biblique aurait facilité cette entrée dans la question du temps par le récit.
Ainsi pour Ricœur, il y avait un rapport de conditionnement mutuel entre narrativité et temporalité. Il réalise que « la notion de temps reste un nœud de difficultés et d’apories apparemment sans issue ». Malgré cet horizon de recherche conditionné, un examen minutieux des grandes analyses du temps chez Augustin, Husserl et Heidegger ont ponctué la troisième partie de Temps et Récit. Ricœur essaye de rendre compte de l’enchevêtrement du passé, du futur et du présent respectivement comme milieu du souvenir et de l’histoire, milieu de l’attente, de la crainte et de l’espoir, moment d’attention et d’initiative. En se mesurant sur l’ogre aristotélicien, Augustin a attiré l’attention sur le caractère aporétique du temps.
L’IMPOSSIBLE REFUTATION DE LA THESE COSMOLOGIQUE D’ARISTOTE
Pour Augustin, le temps comme distension de l’âme (distentio animi) est la possibilité de la mesure du temps. Les divisions du temps en jours, en années sont des propriétés du temps présent. Le principe de l’extension de la mesure du temps ressortit à la seule distension de l’esprit. Ainsi, la mesure est une propriété authentique du temps. On pourrait appeler cette approche intime du temps le « temps intérieur ».
En effet, Saint Augustin ne veut pas identifier le temps aux mouvements circulaires des astres. « J’ai entendu dire à un docte (allusion faite à Aristote) que le temps, c’est proprement le mouvement du soleil, de la lune et des astres. Je ne suis pas de son avis. » Augustin refuse ce temps astral car il n’est pas justifié que si les astres s’arrêtaient, il n’y aurait plus de temps pour mesurer le mouvement des corps. Il rejette ainsi la conception purement cosmologique du mouvement temporel et se met à chercher dans la distension de l’esprit le principe de l’extension du temps (Confessions, Livre XI, 23, p. 272 ss).
Or en procédant ainsi, saint Augustin semble rater complètement sa cible. Selon Ricœur, la théorie aristotélicienne du temps est éminemment plus subtile qu’Augustin ne le pense. Aristote n’identifie pas entièrement le temps au mouvement qui cristallise l’attention d’Augustin. Il affirme seulement que « le temps est quelque chose du mouvement » et que c’est l’âme ou l’intellect qui nombre le temps. Augustin soutient aussi que c’est l’âme qui mesure le temps. Ce qui revient à dire que la réfutation du temps cosmologique n’est qu’une continuation de cette théorie d’Aristote. C’est pour cette raison que Paul Ricœur écrit au sujet du débat Aristote et Augustin que « l’échec majeure de la théorie augustinienne est de n’avoir pas réussi à substituer une conception psychologique du temps à une conception cosmologique » (Temps et Récit III, Paris, Seuil, 1985, p. 19.)
Augustin, un maître incontesté
En tirant ce constat d’échec, Ricœur ne manque pas de saluer le mérite d’Augustin. Il souligne qu’insister sur les apories de la conception augustinienne du temps avant de faire paraître celles qui surgissent chez quelques-uns de ses successeurs, ce n’est pas renier sa grandeur. Car en dépit de la superposition de la psychologie du temps à la cosmologie d’Aristote, l’entreprise d’Augustin constitue un « irrécusable progrès par rapport à toute cosmologie du temps ». Augustin est un maître incontesté (maîtrise paradoxale certes), en dépit du génie certain de Husserl et de Heidegger.
En fait, c’est l’analyse augustinienne de l’expérience du temps intérieur qui a révélé l’aporie selon laquelle il est impossible de dériver le temps de l’âme des structures cosmologiques du temps. (Réflexion faite, Esprit, 1995, p. 67) Quant à Husserl et Heidegger, ils représentent selon notre philosophe les « deux exemples canoniques » de phénoménologues du temps : la phénoménologie de la conscience intime du temps chez Husserl et la phénoménologie herméneutique de la temporalité chez Heidegger.
L’échec d’Augustin n’est pas qu’un manquement de cible dans la critique par le fait d’une identification simpliste du temps au mouvement. C’est aussi l’échec du caractère insoutenable de son argumentation mal engagée dès le début. « Il n’est tout simplement pas vrai, observe Ricœur, qu’un jour resterait ce que nous appelons un jour s’il n’était pas mesuré par le mouvement du soleil.» (Temps et Récit, III, p. 20) Augustin aurait pensé que les astres ne sont que des signes astraux (Ricœur dit « luminaires ») qui marquent le temps. Alors que le temps n’est ni le mouvement des astres ni celui d’un corps.
L’échec d’Augustin a aussi consisté à dériver le principe de la mesure du temps de la seule distension de l’esprit. Si l’extension du temps psychique ne se laisse pas dériver de la distension de l’âme, la réciproque s’impose avec le même caractère contraignant. L’impossibilité de la dérivation inverse provient de l’écart, conceptuellement infranchissable, entre la notion d’instant d’Aristote et celle du présent au sens d’Augustin. N’importe quelle coupure de la continuité du mouvement (c’est-à-dire l’instant) peut être le présent de saint Augustin. Jusqu’à Kant, la plus grande aporie du temps se situe dans la dualité de l’instant et du présent. (Temps et Récit, III, p. 30-31)
Cette impasse amène Ricœur à aborder le problème du temps du point de vue de la nature, de l’univers et du monde sans exclure aucun élément. Parce que pour faire l’économie de cet échec, « il importe à une théorie narrative du temps que soient laissés libres les deux accès au problème du temps : par le côté de l’esprit et par celui du monde. » (Temps et Récit III, p. 22) Ricœur se pose en conciliateur des théories qui ne s’accordent pas à priori. On pourrait se douter qu’il va tout droit dans une nouvelle impasse. Il mesure tout de même la difficulté de l’entreprise puisque l’aporie de la temporalité découle de la tentative de dérivation ou d’ajustement des deux bouts de la chaîne que sont le temps de l’âme et le temps du monde, le temps physique (cosmologique) et le temps psychologique (phénoménologique). Il savait qu’était vain de tenter de dériver l’un de l’autre.
La confrontation Aristote-Augustin n’a pas connu de perdant. Augustin n’a pas réussi à démonter la théorie cosmologique du temps afin de lui substituer le temps de l’âme. Bien plus, aucune alliance ne semble possible si chacun conserve ses prémisses intactes. Le choix n’est pas aisé entre Aristote et Augustin, mais jamais les deux à la fois sans occulter l’un au profit de l’autre. L’aporétique du temps sent le roussi. L’atelier de la semaine prochaine nous permettra de cerner ce en quoi consistent réellement les apories du temps, et peut-être de nous frayer un chemin vers la modernité.
L’atelier des concepts,
Emmanuel AVONYO, op
Aristote et Saint Augustin sur le temps
A suivre :
>>> L’APORETIQUE DU TEMPS
Aristote-Augustin
Husserl-Kant
Heidegger et le concept « vulgaire » du temps
>>> LA POETIQUE DU TEMPS
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